Édito Hiver 2020ThéâtredelaCité

(…)

Édito Hiver 2020

Dans le Décaméron, un livre de la Renaissance italienne de Boccace, des personnages repoussés par la Peste fuient et se déplacent d’un espace confiné à l’autre. Alors qu’ils ont déjà exploré tous les châteaux, jardins et abris, et qu’il n’y a plus d’endroit physique pour se cacher face à la mort et à la terreur qui les hantent, ils commencent à se retirer dans les espaces intérieurs de leur conscience. Cela les conduit à « l’implosion » de leur imagination. Leur énergie de vie brise la toile du désespoir en exprimant quelque chose d’intime et d’essentiel.
Ces personnages commencent alors à raconter des histoires. Ils décrivent les choses qu’ils aiment, ils constituent un inventaire des valeurs auxquelles ils croient pour capturer l’essence de la vie et la contempler la bouche ouverte, au moins pendant un moment. Face à la mort ils ont déjà compris que la narration, l’empathie, la fantaisie et la créativité sont les seuls endroits où la vie peut continuer en dépit des perturbations du monde qui les entoure.
Le fait de raconter des histoires devient une force vitale.

Prenons alors les gens qui fabriquent de l’art vivant et qui travaillent au théâtre. Tout à coup, les conditions nécessaires à la pratique de notre métier sont interdites, déclarées dangereuses, et surtout, illégales. Aujourd’hui je trouve alors assez excitant d’exercer, en faisant du théâtre, un acte de résistance. C’est comme si notre capacité à ressentir se retrouvait, sans crier gare, hors la loi et que moi, en tant qu’homme de théâtre, j’encourageais les gens à éprouver des sentiments à nouveau.

Nous vivons à une époque où nos priorités sont sur le point de se réorganiser, ou du moins ont commencé à se préciser. Le processus est assez effrayant, mais comme le dit Heiner Müller, « Le premier signe de l’espoir est la peur. La première manifestation de la nouveauté, l’effroi. » La peur et le désir se rencontrent dans les royaumes de l’Imaginaire. Ces espaces sont différents pour chacun d’entre nous, avec un décor, un éclairage et une atmosphère singuliers. Mais ils ont une chose en commun : ils sont tous extrêmement vastes et, pour la plupart, confortables à vivre. C’est là que les personnages du Décaméron se réfugient.Quant à nous, la question est de savoir où nous pouvons nous situer, à un moment où les liens entre nous s’amincissent et où la tendance au repli sur soi augmente dans la même proportion que l’isolement qui nous est imposé de l’extérieur. Je pense que ces espaces de l’Imaginaire sont infinis et qu’il faut les protéger et les explorer.

C’est pourquoi, gens de théâtre, nous continuons à répéter dans l’espoir de pouvoir bientôt partager notre travail avec vous. Nous explorons de nouveaux moyens, grâce au numérique, pour partager avec vous ce moment si intime du processus de création. Nous continuons à vous écrire et à ne pas vous perdre de vue. Je voudrais penser que ce temps n’est pas perdu et que notre prochaine rencontre en chair et en os sera encore plus excitante en raison de ce que nous vivons en ce moment.

En attendant, prenez soin de vous et de vos proches et à très bientôt, j’espère.

© Ivana Kalvacheva