Tous les soirs, juste avant d’aller ouvrir la porte de notre théâtre, je rappelle aux jeunes femmes et jeunes gens qui viennent nous aider à servir les repas des spectateurs : « Mesdames et messieurs, attention, attention, notre théâtre va ouvrir ! » Et quand je suis très gaie, je dis même : « Attention, attention, notre beau théâtre va ouvrir ! » et tout le monde sourit derrière le bar. Quand parfois un événement extérieur nous a angoissé, et Dieu sait si nous avons eu à Paris, ces dernières années, des événements angoissants et cruels, j’ajoute : « Je vous rappelle que nous avons charge d’âmes » et me murmure à moi-même : « comme toujours ».
Avoir charge d’âmes et en être conscient. S’engager à avoir charge des âmes les uns des autres. Ne serait-ce pas, après tout, un projet politique et social, suffisant ? N’est-ce pas ce que « Liberté, Égalité, Fraternité » veut vraiment dire sur les frontons français ?
L’INVESTISSEMENT DE LA CARTOUCHERIE
C’est durant l’été 1970 que le Théâtre du Soleil, désespérément à la recherche d’un lieu de travail qui ne soit surtout pas un théâtre, découvre la Cartoucherie. Nous le devons à Christian Dupavillon qui s’occupait de recenser tous les lieux qui pouvaient être transformés en lieux de spectacles vivants. Il me dit un jour : « Sais-tu que l’armée quitte la Cartoucherie ? ». Je ne savais même pas ce qu’était cette caserne dissimulée dans le bois de Vincennes. J’arrive devant des bâtiments presque en ruine et trouve un soldat qui balayait devant la porte : « Je ferme ce soir à 6 heures ». C’était le lieu dont nous n’osions rêver. Nous sommes entrés, nous avons squatté et c’est sans doute la meilleure initiative que nous ayons prise de toute notre histoire. Je suis allée à l’Hôtel de Ville de Paris rencontrer Madame Janine Alexandre-Debray qui m’a dit ne pas savoir exactement que faire pour nous, mais a accepté de signer une feuille à entête avec le petit drapeau bleu-blanc-rouge : « J’autorise Madame Ariane Mnouchkine à utiliser la Cartoucherie pour ses répétitions ». Ce papier n’avait aucune valeur juridique, mais je l’agi-tais avec un air très sûr de moi quand les gens de la Ville de Paris arrivaient avec leurs sinistres projets de courts de tennis ou de requinarium. Cela nous a permis de tenir suffisamment longtemps pour répéter 1789. Nous avons créé cette pièce à Milan, au Piccolo Teatro grâce à Paolo Grassi. Cela a été un tel triomphe que nous pensions que tout le monde allait nous attendre à l’aéroport pour nous demander de jouer partout en France. Personne ne nous a téléphonés. Personne ne nous a invités. Cela nous a mis un peu en colère et nous avons réalisé que nous ne pouvions compter que sur nous : nous avons décidé de jouer à la Cartoucherie.
En un mois, nous avons réussi à mettre des bâches sur les verrières brisées, à installer un chauffage de fortune… et nous avons commencé à jouer le 26 décembre 1970 dans un des hivers les plus froids du siècle. Malgré les vingt centimètres de neige et l’absence de signalisation, le public est venu. Nous avions désormais une maison et devenions difficilement expulsables. Ce sont les crêtes des vagues. Nous avons aussi connu de grands creux. Nous pensions que cela allait être toujours de plus en plus facile puisque nous faisions nos preuves, mais ce n’est pas le cas. Certaines choses deviennent effectivement plus faciles, mais notre exigence ne cesse d’augmenter. Ce qui nous semble fantastique à un moment peut nous sembler médiocre un an après : on devient plus exigeant en grandissant. La difficulté est de le faire tout en gardant absolument l’enfance. Les acteurs puisent l’essentiel dans leur force d’enfance, mais le metteur en scène aussi d’une autre manière. (1)
L’HISTOIRE COMMENÇAIT…
C’était ce rêve poétique, politique, artistique, que la Cartoucherie allait nous permettre de vivre, nous le savions, lorsque, nous l’envahîmes en août 1970. Une friche inouïe, impériale, aussi bien cachée dans le bois de Vincennes qu’Angkor le fut pendant mille ans dans la jungle cambodgienne. Nous étions ses découvreurs, ses envahisseurs, ses libérateurs, ses métayers, c’est nous qui allions « la rendre meilleure », nous et ceux qui nous rejoindraient. Ce serait nous, les désobéissants disciplinés, qui ferions de ce lieu un palais des merveilles, un havre de théâtre et d’humanité, un laboratoire de théâtre populaire, un champ d’expérimentation et d’apprentissage à perdre haleine. Un paradis du peuple. Nous en serions les serviteurs, jamais nous n’en deviendrions les rentiers exclusifs. Aucun ministère au monde ne pourrait nous dicter quoique ce soit d’autre que ce que nous considérons déjà comme notre devoir sacré : rendre heureux le plus grand nombre de gens possible. Aucun égoïsme corporatiste au monde ne nous ferait jamais jeter dehors, à peine la représentation terminée, le public qui nous aurait fait la gloire de vouloir vivre deux, ou quatre, ou dix heures avec nous, à la recherche du théâtre c’est-à-dire à la recherche de l’humain. […] La Cartoucherie devait rester en friche, magnifique et douce au public, mais une friche, sans cesse en travail, jamais finie, ne ressemblant à rien d’autre, et qui, jamais, au grand jamais, ne prétendrait riva-liser avec certaines forteresses culturelles dont les productions parfois nous éblouissent, mais dont le mode de fonctionnement nous paraissait et nous paraît encore bien peu favorable au bonheur et au risque artistique. Pour cela, pour ce voyage, pour cette épopée, cette conquête, pour ce combat, pour cette guerre, pour cette résistance, il nous fallait des amis bienveillants, nous en eûmes, il nous fallait aussi des alliés, une immense force alliée. Il nous fallait le public. Il débarqua. L’histoire commençait. (2)
L’ÉPOPÉE ET L’UTOPIE
Je me sens tellement privilégiée. Ma vie m’a donné ce que je voulais. Je voulais vivre une vie de théâtre avec des amis, avec un groupe. Au début, je pensais à des amis de mon âge et comme le sort a été généreux avec le Théâtre du Soleil, je me retrouve aujourd’hui avec des amis qui ont parfois vingt, trente, quarante ans de moins que moi. Je travaille avec des gens de 30 ans avec lesquels je ne sens pas de différence d’âge parce que ce sont mes compagnons d’épopée. Être une troupe de théâtre est épique et c’est probablement pour cela que nous l’avons fait. Je suis privilégiée parce que j’ai la sensation, avec des mauvais moments et des bons, de vivre une petite épopée. Elle n’a pas besoin d’être grande du moment qu’elle est vraie et condensée. Elle est à la fois falstafienne, complètement ridicule, et merveilleuse. On ne peut vivre une épopée quand on est seul. Le début d’une épopée est quand même de se choisir, de décider de faire quelque chose ensemble. C’est pour cela que je rends si souvent hommage aux associations même si elles m’agacent parfois : elles dégagent une énergie d’épopée car elles se battent pour quelque chose.
L’utopie n’est pas de l’irréalisable. L’utopie est le possible non encore réalisé. Elle suppose une joie. Il ne faut pas se laisser aller à l’abattement. Le théâtre doit nourrir, muscler, faire grandir. Quand nous faisons un spectacle, nous nous attachons à mieux comprendre le monde et à devenir des gens qui, momentanément, peuvent tenter de le faire comprendre par les sentiments et les sensations et plus seulement par la tête et la raison. Il ne s’agit pas de commencer quelque chose en se disant que c’est fichu. Sous prétexte que nos victoires sont rares et éphémères, on ne les célèbre plus. À Paris en parti-culier, on excelle à prendre l’air entendu de celui qui sait que cela ne va servir à rien. C’est faux. C’est une bonne stratégie que célébrer les bonnes volontés et les petites victoires en sachant que le lendemain va être moins réjouissant. Le coeur de l’épopée est là. Je suis bien obligée d’envisager sérieusement le devenir du Théâtre du Soleil quand je n’en aurai plus la force. Cette maison n’est pas seulement la mienne, mais aussi celle de 70 personnes et de petites planètes scintillantes comme le Théâtre Aftaab ou le groupe qui travaille au Cambodge. Il faudra que je veille à ne pas me conduire comme le roi Lear en conti-nuant à être là tout en n’étant plus là. C’est stimulant d’y penser mais aussi très mélancolique. (1)
(1)Ariane Mnouchkine, Les clés de l’épopée. Extrait d’une conférence donnée à la scène nationale de Calais, Le Channel, mars 2013
(2)Ariane Mnouchkine, texte paru en 2009 dans le numéro hors-série de la brochure annuelle des célébrations nationales, à l’occasion des 50 ans du ministère de la Culture et de la Communication.(extrait)