Avec Oncle Vania, Galin Stoev perce les mystères de l’âmeThéâtredelaCité

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Avec Oncle Vania, Galin Stoev perce les mystères de l’âme

Dans le domaine d’Oncle Vania, ce qui reste d’une famille éclatée se retrouve pour tenter de vivre ensemble et réinventer un futur commun. Galin Stoev s’empare de l’une des oeuvres emblématiques d’Anton Tchekhov et la place dans un futur proche dystopique. Avec humour et une acuité féroce, il offre un passionnant théâtre de l’intime. Désir, ambition, regret, solitude… la nouvelle création du ThéâtredelaCité nous plonge au coeur de la comédie humaine.

E N T R E T I E N 

C’est la première fois que vous montez un texte de Tchekhov. Pourquoi avoir tant attendu, vous qui êtes familier des textes classiques ? Quel lien entretenez-vous avec Tchekhov ? 

Galin Stoev : Ce n’est pas tout à fait la première fois que je monte Tchekhov. En 2004, en Bulgarie, j’ai mis en scène La Mouette, mais cela commence à dater. Quand j’étais plus jeune, j’étais prêt à dire que Tchekhov était peut-être mon auteur préféré. J’ai grandi avec lui. À l’école de théâtre en Bulgarie, nous l’avons beaucoup travaillé à tel point que nous finissions par nous parler entre nous avec des répliques de ses personnages. J’ai l’impression de le connaître très bien. 

Dans le contexte théâtral français, c’est en effet la première fois que je travaille Tchekhov. Je devais monter Oncle Vania l’été dernier dans un festival en Croatie avec des acteurs croates du Théâtre National. Au dernier moment, le projet n’a pas pu se faire en raison de l’indisponibilité de certains comédiens. Mais sachant cela, le Théâtre de l’Odéon m’a finalement proposé de monter la pièce avec des comédiens francophones, ce que j’ai évidemment accepté. En quelque sorte, ce projet s’est imposé à moi. 

Quand tu penses connaître tellement bien un auteur et son monde, quand tu es persuadé qu’il écrit pour toi et seulement pour toi, l’étape suivante où il s’agit d’afficher au public cette intimité avec une oeuvre est à la fois exaltante et vertigineuse. C’est peut-être pour cela que j’ai un peu tardé avant de me lancer. 

Qu’est-ce qui vous intéresse avec Oncle Vania

Tchekhov ne parle pas ici de « pièce » mais de « scènes de la vie à la campagne, en quatre actes ». Il n’y a pas d’histoire. Ce sont des scènes, des situations. De ces scènes, on tente bien sûr de tirer un fil, une histoire assez banale, comme souvent chez Tchekhov, où les personnages tombent amoureux, mais jamais de la bonne personne, et où tout le monde souffre. 

La puissance de la pièce tient dans la façon dont Tchekhov parle d’une manière absolument sublime de l’échec. 

La pièce en deux mots : un professeur d’université à la retraite débarque à la campagne avec sa jeune femme Elena car il a décidé de s’installer dans le domaine de sa première femme défunte. Cette arrivée va fortement perturber la vie paisible des personnages qui vivent là, ou qui sont de passage, comme Oncle Vania, Sonia, Astrov et les autres. 

La puissance de la pièce tient à la façon dont Tchekhov parle d’une manière absolument sublime de l’échec. Les personnages sont propulsés dans des frustrations sociales, culturelles et sexuelles – parce que chez Tchekhov, ce sont aussi, souvent, des histoires de sexe. Tous sont insatisfaits. Là où ils peuvent se rencontrer véritablement, c’est à travers ces frustrations accumulées. Dans des situations très quotidiennes, où on discute et on boit du thé, se dévoile une cruauté absolue entre les êtres. Les personnages sont tous extrêmement méchants les uns envers les autres et ils sont profondément malheureux. 

Mais d’un autre côté, Tchekhov met en avant ce que j’appellerais la nécessité basique de l’être humain d’être heureux, cette force qui pousse tout un chacun à rechercher le bonheur, l’amour et la reconnaissance, le désir d’être accompli et intègre. La pièce devient alors un champ de bataille entre ces deux extrémités : d’une part, l’échec existentiel que chacun a vécu et tout ce que cela apporte de frustration et de méchanceté, et de l’autre, l’inévitable nécessité d’être heureux, d’être aimé et reconnu. Non sans humour, Tchekhov tente de réconcilier ces deux extrémités, ce qui semble absolument impossible. Le spectateur, ou la spectatrice, prend alors un certain plaisir à regarder comment les personnages se débrouillent face à une situation inextricable. 

Et puis, Tchekhov parvient magnifiquement à nous extraire de tout jugement face à ses personnages. Ce qui est intéressant n’est pas tant la fin de l’histoire que le processus par lequel se révèle la nature paradoxale de l’être humain. Dès lors que nous comprenons les êtres tels qu’ils sont, dans leurs contradictions, alors nous les acceptons. La compréhension annule le jugement. Tchekhov nous propose de découvrir des personnages dans leur gloire et leur beauté, mais aussi dans leurs mesquineries. Et quand nous les regardons, nous cessons de les juger, nous en embrassons la complexité et peut-être alors devenons-nous un peu plus sensibles dans notre propre vie. 

Par exemple, le personnage de Vania n’a pas vraiment de dimension héroïque sauf à tenter par deux fois de tuer le professeur avec son pistolet. Et par deux fois, il rate. Même sa tentative de se présenter en héros lui est refusée, il est juste ridicule. Mais il se présente dans sa vérité d’être humain et cela devient bouleversant, on a envie de le serrer dans nos bras. Oncle Vania nous plonge dans la fragilité de notre humanité. 

Tchekhov met en avant ce que j’appellerais la nécessité basique de l’être humain d’être heureux, cette force qui pousse tout un chacun à chercher le bonheur, l’amour et la reconnaissance, le désir d’être accompli et intègre. 

Vous avez décidé d’écrire une nouvelle traduction de l’oeuvre ? 

Oui, nous la cosignons avec Virginie Ferrere, mon assistante sur le spectacle. Cet exercice présente de grandes vertus car le travail de traduction permet de dévoiler de façon extrêmement limpide comment Tchekhov écrit et construit les situations. Bien évidemment, c’est une traduction que nous allons tester lors des répétitions, elle va évoluer sans doute avec la participation des comédiennes et comédiens. Traduire nous amène à faire des choix. Nous ne cherchons pas à moderniser l’oeuvre – Tchekhov n’a pas besoin d’être modernisé car lui-même écrivait déjà à l’époque avec une langue très quotidienne – il s’agit plutôt de replacer certains éléments dans un contexte francophone. Je pense par exemple à la façon dont les personnages s’interpellent les uns les autres, en utilisant le prénom et le patronyme. Nous réfléchissons à une manière de procéder plus simple, plus radicale. Certaines choses sont aussi trop ancrées dans le contexte de l’époque et ne sont pas forcément formulées pour appréhender l’immédiateté de l’oeuvre. Nous tentons d’être plus directs, voire un peu plus crus, pour nous aider à situer l’oeuvre de Tchekhov dans une sorte d’ici et maintenant. 

Il existe en français de nombreuses traductions très convaincantes d’Oncle Vania. Notre but est donc plutôt de proposer ici une version que les comédiens pourront s’approprier et qui pourra évoluer avec le travail au plateau, tout en veillant à garder la musicalité de la langue qui est très importante chez Tchekhov. 

La pièce est écrite comme une pièce de salon, mais c’est une pièce de batailles, avec une sensibilité et des codes extrêmement contemporains. 

Galin Stoev © Dylyana Florentin / Croquis de scénographie © Alban Ho Van

Pourquoi choisir de placer la pièce dans un futur proche dystopique ? 

D’abord pour éviter la dualité qui consiste à choisir entre des costumes d’époque et une mise en scène contemporaine. Je préfère un espace plus intemporel qui pourrait être celui d’un futur proche. Ensuite, pour entrer en résonance avec le climat anxiogène dans lequel nous vivons. C’est pourquoi j’ai imaginé de placer la pièce à un moment où on aurait déjà vécu le collapse, dans un point de non-retour, à un moment où les gens sont obligés de se réunir parce que le système centralisé ne fonctionne plus. Il ne s’agit pas d’en faire le propos principal de la mise en scène, mais nous allons essayer de faire entrer cette dimension dystopique dans le spectacle. Dans une sorte de huis clos, où tous les personnages se retrouvent et semblent avoir été oubliés du reste du monde. 

À la toute fin, certains personnages partent pour de bon et, si on essaie de lire ce départ à travers une grille symbolique, ce sont peut-être des personnages qui vont cesser d’exister pour toujours. Il y a là quelque chose de profondément tragique, mais il doit subsister une grande lumière dans cette obscurité et cela doit venir de la manière dont les comédiens s’emparent du texte et de l’humour de Tchekhov. 

C’est pourquoi la scénographie que vous avez imaginée avec Alban Ho Van fait penser à une salle d’attente ? 

Oncle Vania se passera dans un décor qui, certes, évoquera la maison de campagne de la pièce, mais qui représentera surtout une salle d’attente. C’est un espace qui possède une grande valeur symbolique. Il n’est pas du tout passif comme on pourrait l’imaginer, au contraire, il est une sorte de point de suspension entre ce que l’on a laissé derrière soi et ce que l’on va affronter. C’est aussi un lieu de dépôt, de ce qui reste d’un monde ancien, extérieur. Il y aura des pneus, des bagages, un samovar. Il y aura aussi un piano mécanique. Et, comme on est à la campagne, il y aura quelques poules qui nous ramèneront sans cesse au réel : elles vivront simplement leur vie de poules sur le plateau pendant qu’autour d’elles, les personnages dévoileront leurs secrets, pleureront, s’aimeront, traverseront des drames. 

Ce décor est aussi pensé avec le souci de réduire l’empreinte carbone du ThéâtredelaCité. C’est pourquoi j’ai demandé à Alban Ho Van, scénographe, de travailler à partir d’éléments de décors anciens, notamment la scénographie de mon précédent spectacle IvanOff

Vous parlez d’ailleurs chez Oncle Vania d’une dimension écologique. 

La question écologique qui traverse la pièce, écrite il y a plus de 120 ans, est l’un des signes de la contemporanéité de Tchekhov. Je pense que c’est la toute première pièce dans la dramaturgie mondiale qui traite de la question écologique de manière aussi directe et engagée. La matière dramaturgique est nourrie par ce que le personnage d’Astrov raconte des forêts. À travers lui, à travers ses paroles profondément visionnaires, s’expriment des enjeux fondamentaux : le dérèglement climatique, la disparition de la biodiversité, la déforestation massive, la destruction de la nature par l’homme. Astrov va même plus loin car, en parlant d’écologie, il comprend que l’on parle aussi d’écologie dans les rapports humains. Cela renvoie à des concepts très modernes qui consistent aujourd’hui à trouver de nouveaux modes de coexistence. 


Oncle Vania © Marie Liebig / Croquis de scénographie © Alban Ho Van

La distribution que vous avez choisie est marquée par de fortes personnalités artistiques – Suliane Brahim et Catherine Ferran de la Comédie-Française ou encore Marie Razafindrakoto tout juste sortie de l’AtelierCité (troupe éphémère du ThéâtredelaCité), pour ne citer qu’elles. Il est important pour vous que les interprètes d’Oncle Vania soient des figures marquantes ? 

Je suis très fier de cette distribution. J’ai déjà travaillé avec certains des acteurs et actrices, alors qu’avec d’autres, il s’agira d’une première collaboration. Je les ai déjà toutes et tous vus jouer et j’admire leur travail. L’intensité dans laquelle se trouvent tous les personnages quand la pièce commence et le fait qu’elle se situe dans un lieu de passage et de croisement m’ont mené à vouloir des personnages forts et affirmés. Quand on les voit arriver, on doit assez vite les reconnaître. On doit se dire : « je sais qui c’est », ou plutôt « je pense savoir qui c’est, j’ai déjà vu ce type de personne dans ma vie ». Pour cela, il faut des comédiennes et comédiens qui ont, certes une notion de troupe, qui savent s’intégrer dans le groupe, mais aussi qui soient suffisamment différents pour apporter des couleurs et des passions et ainsi créer de vraies batailles. Parce qu’encore une fois, la pièce est écrite comme une pièce de salon, mais c’est une pièce de batailles, avec une sensibilité et des codes extrêmement contemporains. Et pour cela oui, il faut des caractères singuliers. 

 
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