FLUIDES MÉTAMORPHOSES
Depuis une quinzaine d’années, la Grèce est le théâtre d’une remarquable floraison de talents chorégraphiques. Parmi eux, Christos Papadopoulos s’est imposé en peu d’années et quatre pièces. Après Elvedon, Opus et Ion, il approfondit ses recherches sur les manières dont nous nous relions au monde en s’interrogeant dans Larsen C sur ce qui échappe à notre perception. « Larsen » est le nom donné à une barrière de glace de l’Antarctique, dont la plus grande plateforme (C) s’est désintégrée en 2017. Ce bouleversement majeur provient donc d’une fonte indiscernable à l’oeil nu. Le phénomène lui inspire une chorégraphie pour six danseurs et danseuses animés d’un mouvement collectif à l’unisson, dont les gestes se diluent les uns dans les autres, disparaissent pour apparaître autres. Dans Larsen C, les corps ne semblent plus prendre la décision d’agir, ils sont pris dans l’état transitoire d’une évolution permanente, qui met le regard au défi. Pour rendre encore plus troublante cette expérience, lumières et sons distordent les sensations du public, ouvrant l’esprit à des associations d’images, d’idées et de souvenirs, elles-mêmes insaisissables dans leur fluide transformation.
PAYSAGES DE L’ÂME
Loin de s’en tenir aux classiques du XIXe siècle, le Ballet de l’Opéra national du Capitole interprète les oeuvres majeures du siècle dernier et des années récentes. En témoigne la soirée Paysages intérieurs qui rassemble en trois pièces deux signatures de notre temps. Tout en demi-teintes, en élans interrompus et chutes au ralenti, les Nocturnes de Thierry Malandain, chorégraphiées sur quelques pièces pour piano de Chopin, déploient une extrême sensibilité et une rare science musicale. Épousant le lyrisme, les legatos et les trilles de la musique du compositeur romantique, ils en traduisent les délicatesses et le vague à l’âme. Deux ballets de Carolyn Carlson entrent également au répertoire de la compagnie toulousaine. Dans le premier, Wind Women, la plus française des chorégraphes américaines emporte ses interprètes féminines sur la puissance du souffle, force de vie dont le rythme alterné rapproche mort et renaissance dans un mouvement aussi éphémère que renouvelé. Dans le second, If to Leave is to Remember (Si partir c’est se souvenir), le Quatuor Mishima de Philip Glass lance les danseurs et danseuses dans la folle course des séparations ponctuant la vie, celle de l’enfant et de sa mère, celle des amants et des amis, et celle, inéluctable et irrémédiable, qui la referme. Vie, mort, mélancolie et renaissance : sur des thèmes de toute éternité, la danse classique échappe aux clichés et se fait contemporaine.
D’ÉCLATS ET D’OMBRES
Noé Soulier a trouvé la voie de son écriture scénique et chorégraphique en explorant les continuités entre mouvements dansés et gestes de la vie courante, telles les actions de lancer, frapper, éviter ou attraper. En faisant abstraction de leur but pratique et de leur éventuelle signification, il expérimente leurs qualités, aussi variables qu’innombrables, lorsqu’on les accomplit avec d’autres parties du corps, dans un tempo inhabituel ou en les interrompant au stade de leur ébauche. Confiées à plusieurs interprètes, ces partitions gestuelles entrecroisées composent des kaléidoscopes chorégraphiques tout en dynamisme, fouillant les sensations et les affects du geste-mouvement en lui ouvrant des voies nouvelles. Dans First Memory, Noé Soulier se penche sur le fait que nous avons une perception lacunaire de notre corps lorsque nous accomplissons une action, et plus encore dans le moment de son souvenir. Embarquant dans son exploration le compositeur Karl Naegelen et l’ensemble Ictus, ainsi que la plasticienne Thea Djordjadze, Noé Soulier métaphorise dans First Memory la texture de la relation entre intériorité et extériorité, une relation fragmentée, incomplète et sans cesse relancée, toute en éclats surexposés et en creux, sur fond de disparitions et d’ombres.
RAGE DE DANSE
Plus que jamais Mette Ingvartsen aime les corps qui exultent, qui s’excèdent, qui s’incontrôlent et débordent. Quand elle commence à travailler sur The Dancing Public, c’est pour revenir sur quelques épisodes mémorables de transes collectives, ces « chorémanies » qui, au cours de l’Histoire, ont jeté des groupes importants, voire des cités, dans des mouvements collectifs convulsifs des jours durant. La chorégraphe danoise est bientôt rattrapée par le réel et la pandémie de Covid-19 qui, loin de pousser la société dans des danses de rues, la confine et l’enferme. Dans une telle époque, prônant l’éloignement pour éviter la contagion, le corps social peut-il encore être un corps dansant ? Armée de cette question, Mette Ingvartsen se dépense sans compter, dans un solo hybridant la culture clubbing et ses beats électro avec les contorsions, les secousses et les frénésies d’un corps possédé par la danse. Libres de se déplacer et de bouger comme ils le veulent, les spectateurs et spectatrices se laisseront-ils contaminer par son énergie dans une dépense de soi aussi folle que salutaire ?
Spectacles présentés dans le cadre du Festival ICI&LÀ du 27 janvier au 16 février 2023