Dans l’ordre chronologique de la saison apparaît d’abord Aria da Capo, nouvelle création de Séverine Chavrier. À la fois musicienne (pianiste), comédienne et metteuse en scène, celle-ci développe un langage scénique foncièrement hybride conjuguant intimement théâtre, musique, danse, arts visuels et littérature. Œuvre chorale, Aria da Capo s’articule autour de quatre jeunes gens – Adèle Joulin (chant, piano), Areski Moreira (violon), Guilain Desenclos (basson) et Victor Gadin (trombone) – qui se destinent à une carrière professionnelle dans la musique classique et qui, par ailleurs, se confrontent aux tourments de l’adolescence. Dans la pièce, elle et eux jouent de la musique, chahutent et discutent aussi, beaucoup – de leurs désirs, de leurs rapports à la musique ou à l’amour, de leurs doutes… Également traversée par des musiques enregistrées (très éclectiques) et par des voix de compositeurs (Stockhausen, Michel Portal, Pierre Henry…), la dense partition sonore est mise en résonance avec des images – en couleurs ou en noir et blanc – issues d’archives ou filmées en direct par les quatre protagonistes avec des petites caméras ou des smartphones. Deux grandes cages transparentes, trois larges écrans et quelques chaises vides en fond de scène constituent l’essentiel du dispositif scénique. Celui-ci paraît nimbé d’un léger halo fantomatique, la pièce étant hantée par le passage du temps, comme l’indiquent les masques de vieillards que revêtent par moments les jeunes gens. À la fois très sophistiqué et très spontané, plein de vie et empreint de mélancolie, l’ensemble saisit cet âge si intense – et si fugace – de l’adolescence avec une extrême justesse.
Vient ensuite Passion Simple, pièce conçue et interprétée par la comédienne Corinne Mariotto et le créateur sonore François Donato. Ce tout nouveau projet commun s’inscrit dans la continuité directe de leur (fertile) collaboration, impulsée en 2019 et dédiée à l’expression intime de la femme. À l’origine de Passion simple se trouve le récit éponyme d’Annie Ernaux, avec lequel l’écrivaine – lauréate du Prix Nobel de littérature 2022 – restitue une dévorante relation amoureuse de plusieurs mois avec un homme. Il ne s’agit pas de monter le texte d’Annie Ernaux souligne le binôme dans sa note d’intention. Il s’agit plutôt d’en faire émerger une chair visuelle et sonore qui existe comme une entité organique, mise en pulsation, en ondulation par les mots et indissociable d’eux.
Modelé par des éclairages subtils, parsemé de rares accessoires, Corinne Mariotto est au plateau, accompagnée par François Donato depuis la régie. À l’avant-scène, la première porte, à travers sa voix et son corps, les mots d’Annie Ernaux, dont elle tend à transmettre les plus secrètes nuances. En retrait, présence moins visible mais tout aussi sensible, le second sculpte une complexe matière sonore protéiforme, en osmose vibrante avec le texte et la voix. Fruit d’un processus créatif mû par un désir d’expérimentation continue, le résultat atteint la même acuité pénétrante, au coeur de l’être, que celle de l’écriture d’Annie Ernaux.
Enfin, la troisième pièce de ce printemps théâtralo-musical, Trouble (en anglais dans le texte), marque les débuts à la scène de Gus Van Sant, illustre représentant du cinéma indépendant américain contemporain (My Own Private Idaho, Will Hunting, Gerry, Elephant, Paranoid Park, Harvey Milk…) – autant dire un véritable événement. Invité par la Biennale d’art contemporain de Lisbonne (BoCA) à réaliser une production scénique, Gus Van Sant a décidé de concevoir une pièce sur Andy Warhol, le pape – assez peu catholique – du Pop Art. J’ai toujours eu ma petite idée sur la manière de raconter une partie de son histoire qui refléterait une plus grande partie de sa vie et de son oeuvre, confiait le cinéaste en janvier 2022 à Libération*. Se focalisant sur la seconde moitié des années 1960, en mêlant allègrement réalité et fiction, Trouble décrit l’irrésistible ascension de Warhol dans le monde (impitoyable) de l’art à New York et revisite en particulier la Factory, son légendaire antre de création autant que de perdition. Des figures telles que Jasper Johns, Edie Sedgwick, Valerie Solanas, Gerard Malanga, Nico ou Truman Capote traversent des tableaux très cinématographiques, aux couleurs éclatantes, qui se succèdent à un rythme soutenu, avec de fréquents changements de décor à vue. Des nappes bourdonnantes de guitares électriques rappelant The Velvet Underground se déploient par intermittences tandis que de radieux numéros chantés et (parfois) dansés façon Broadway surgissent à intervalles réguliers – paroles et musiques des chansons étant signées Gus Van Sant himself. Ces passages contribuent à orienter la pièce vers une fable féerique, saupoudrée en outre d’une belle pincée d’esprit iconoclaste, ce qui la rend tout à fait fidèle à Warhol. La jeunesse des neuf interprètes, tous et toutes autour de la vingtaine (soit bien moins âgé∙e∙s que la plupart des personnages), ajoute encore à la dynamique de Trouble, flamboyante fresque fantasque attisant superbement le feu du théâtre et celui de la musique.
*article publié le 21 janvier 2022
En écho au spectacle Trouble, La Cinémathèque de Toulouse présente, du 2 au 25 mai 2023, une rétrospective Gus Van Sant. Figure de proue du cinéma indépendant américain, n’ayant pas peur de faire des détours par Hollywood (Will Hunting, Harvey Milk…) ou de flirter avec l’abstraction de formes quasi expérimentales (Gerry, Elephant…), Gus Van Sant est plus qu’un cinéaste tout terrain, il est un artiste.
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