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Falaise

Au bord de l’abîme

Œuvre d’art total pour huit humains et quelques animaux vivants, Falaise entraîne son public dans son manège d’émotions fortes, entre chutes et ascensions, noir et blanc, désespoirs et rebonds. Portrait d’une humanité qui gesticule à tous les vents alors que le monde autour d’elle menace de tomber en ruines.

De cour à jardin, il a traversé la scène. Massif, impressionnant, posant ses pas à un rythme régulier et lent. Il, c’est Tchapakan, un grand cheval blanc portant haut sa tête aux yeux pétillants d’intelligence. À plusieurs reprises, on le reverra parcourir l’espace, seul ou poursuivi par une petite femme agitée, vêtue de noir, Camille Decourtye, cofondatrice avec Blaï Mateu Trias de la compagnie Baro d’evel. Tchapakan ne se déplace que posément, à son allure propre, et parfois s’arrête, campé sur ses quatre jambes au beau milieu de l’aire de jeu. Silencieux, il semble ne pas tenir grand compte des objurgations de la petite femme en noir qui l’encourage à vider les lieux. Toujours courante, toujours agitée, elle lui parle, lui donne de l’impératif, « viens », cherche à le déstabiliser, « pourquoi tu ne viens pas ? », prétend même lui montrer comment on fait pour marcher, « il n’y a que le premier pas qui coûte… ». L’animal ne bouge pas.
Même s’il se montre capable d’entrer dans le jeu de l’actrice et d’assurer sa part dans un drôle de dialogue à demi muet, Tchapakan n’est pas vraiment venu pour ça. Il est là pour être là, simplement, masse compacte et blanche, stase et lenteur, dans un univers scénique tout de noir recouvert, en voie d’effritement, où s’affole une humanité de personnages désorientés, perdus. Chaque fois qu’un animal entre sur le plateau, cheval blanc ou l’un de ces pigeons qui fendent la cage de scène en quelques battements d’ailes, le temps suspend son vol, l’agitation s’apaise, une brèche s’ouvre au cœur de la représentation, laissant s’engouffrer un hors-champ venu des coulisses, un monde autre que le nôtre. « Les animaux ne font jamais la même chose, ils n’ont pas la prétention d’être autre chose que ce qu’ils sont », confient Camille et Blaï. « Ils nous déplacent, nous obligent, nous acteurs humains, à être présents et justes à chaque représentation. »

© Francois Passerini

Avec Falaise et ses animaux vivants, les fondateurs de Baro d’evel poursuivent leur questionnement : comment être dans ce dispositif de simulacres qu’est une représentation où tout a vocation à sembler être ? C’était déjà la quête de , premier
volet du diptyque formé avec Falaise, que hantait le corbeau-pie Gus : « Comment amener le vivant, le vif jaillissant sur le plateau, à partir de rien ou de très peu ? » Comme dans également, le contraste antagonique du noir et du blanc innerve les strates de la machine théâtrale. De hauts murs couleur de suie barrent l’horizon sur trois côtés. Apparemment aussi infranchissables que des murs de prison, ils s’écaillent cependant toujours un peu plus, chaque fois que l’un des huit personnages, diversement habillés de noir ou de blanc, y ouvre brutalement une trouée par laquelle apparaître et passer le corps. Destruction ou délivrance ? L’ambiguïté demeure, mais en tout cas un monde se défait sous nos yeux. Un monde de chutes et d’ascensions renouvelées sur les deux scènes, horizontale et verticale, que sont le plateau et la sombre muraille.

Falaise, c’est une performance plastique superbe où la danse, les acrobaties, le jeu théâtral, la musique et le dressage fusionnent en éclaboussures de génie pour créer un univers fascinant. Les sens sont stimulés de manière brillante.

À voir absolument !

Julie Cadilhac, La grande parade

Un sans-abri grommelant sert de perchoir éphémère à des oiseaux, une femme colombe en robe blanche erre, le buste à la renverse, pour être ensuite promenée tout en haut d’une échelle, un homme en blouse se défenestre à de multiples reprises, un autre est mort puis se relève…
Au milieu des gravats et de la poussière qui s’accumulent, ces figures ont bien du mal à rester droites, à marcher sans tituber, à tenir des propos cohérents. Deux frères ennemis s’écharpent
autour d’un blessé — faut-il l’aider ou le laisser là ? —, en évitant les chutes de pierres. Une femme pleine de compassion s’épuise à relever cinq ou six corps défaillants comme des marionnettes sans fils, « ça va aller… on tient… », mais les têtes retombent et les jambes fléchissent.
Pourtant, aucun de ces êtres ne se résigne à l’effondrement général. On les voit, seuls ou en groupe, tenter la fuite, le saut et l’escalade laborieuse, périlleuse, des murs qui les entourent. Ils peignent de grands signes blancs au trait tremblant, ils s’apostrophent et se disputent jusqu’à en rire, et parfois aussi s’entraident, se font la courte échelle ou tout simplement s’étreignent.
Dans une écriture métaphorique, poétique, d’émotions — peur, angoisse, désir, envie de vivre — qui propulsent des figures sans nom aux quatre vents des passions, Falaise se révèle comme une œuvre ambitieuse, progressant par
allusions et images, oniriques, surréalistes, parfois cauchemardesques, court-circuitées de rires et de chants.

Falaise est aussi, selon les termes de la compagnie, une œuvre d’« art total », qui convoque jeu théâtral, danse, acrobatie et techniques du cirque, musique live et enregistrée dans une scénographie à tiroirs et plateformes constituant le moteur d’une dramaturgie toute en rebondissements (au sens propre comme au sens figuré) et en ruptures de ton. Dans l’art intégrateur des Baro d’evel, aucune de ces spécialités n’est traitée pour elle-même : dans le public, pas de wahou estomaqué devant un saut périlleux, pas de dodelinement de tête au son de la fanfare, pas d’applaudissement à l’issue d’une danse en chorus à coups de frappes synchronisées des mains et des pieds. Car tout est pris dans une argile d’états et de sensations aux intensités et aux couleurs variables, « fulgurances de l’émotion » que les membres de l’équipe poursuivent à perdre haleine.

© François Passerini

Embarqué∙e∙s avec eux dans une course à l’abîme, les spectateur∙rice∙s sortent essoré∙e∙s et ragaillardi∙e∙s d’un manège cyclothymique oscillant de l’angoisse à l’optimisme. Le dernier mot revient, bien entendu, au cheval Tchapakan qui contemple sans ciller le désastre qu’est devenue la scène au bout d’une centaine de minutes. La petite femme en noir est là, qui s’agite encore et ne sait plus à quel saint se vouer. Elle veut comprendre, essaye d’entrevoir l’après et questionne l’animal dont elle est la seule à entendre les réponses. « Et maintenant, on va faire comment… ? (silence) Tu veux que je me calme ? (silence) On va recommencer ? (silence) » Le rideau tombe lentement. Mais si nous avons bien écouté Tchapakan, nous pouvons être sûr∙e∙s qu’il se relèvera demain. Et ce sera un autre jour. Et peut-être même un jour autre.

 
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