Vous cheminez avec Arne Lygre depuis plus de dix ans maintenant – votre parcours commun ayant démarré durant la saison 2011-12, à l’époque où vous dirigiez le Théâtre de la Colline, à Paris. Après avoir lu plusieurs de ses pièces, dont Jours souterrains, vous avez pris contact avec lui et engagé une étroite collaboration, toujours en cours aujourd’hui. Qu’est-ce qui vous retient et vous stimule dans son univers théâtral ?
Stéphane Braunschweig : J’ai d’emblée été frappé par sa capacité à écrire avec des mots simples des situations complexes qui font directement écho à nos vies dans le monde d’aujourd’hui. Son travail se concentre sur les rapports entre les êtres humains, en explore l’ambivalence. Il montre très bien comment la relation à l’autre peut susciter du réconfort autant que de l’angoisse, comment elle se révèle parfois toxique. C’est un théâtre qui parle beaucoup, et avec une grande acuité, de la fragilité de nos existences. Il creuse en profondeur le réel sans pour autant produire un théâtre réaliste, au sens classique. Son écriture est si minimale et, au fond, stylisée que l’on peut difficilement parler de réalisme à son sujet.
Vous avez vous-même traduit en français certaines pièces, en collaboration avec Astrid Schenka, vous connaissez donc intimement cette écriture. En quoi se singularise-t-elle à vos yeux et comment la voyez-vous évoluer au fil du temps ?
Arne use volontairement d’un vocabulaire restreint en faisant des phrases assez simples. Le défi de la traduction consiste à atteindre en français une simplicité d’expression équivalente, à retrouver le même dépouillement riche de nuances. En Norvège, il existe deux langues écrites : le Bokmål – la langue classique, utilisée au quotidien – et le Nynorsk – une langue plus poétique, plus imagée, plus rare aussi. Il a employé cette seconde langue pour la première fois dans Jours de joie, ce qui a inévitablement influé sur son écriture. Chez lui, de manière générale, l’évolution s’effectue plutôt au niveau du cadre formel. À chaque pièce, il invente des structures et des contraintes différentes. Par exemple, pendant une période, il insérait des sortes de didascalies, prononcées par certains personnages. Aujourd’hui, elles ont disparu.
Après Je disparais, Jours souterrains, Rien de moi et Nous pour un moment, Jours de joie est la cinquième pièce de lui que vous montez. Conçue dès l’origine pour un grand plateau, elle met en présence seize personnages, auxquels donnent corps huit interprètes, chacun∙e incarnant deux personnages. Que se joue-t-il entre tous ces personnages dont les histoires et les trajectoires s’entrecroisent ?
C’est la première fois qu’Arne a reçu la commande d’une pièce pour un grand plateau (en l’occurrence celui du Det Norske Teatret, à Oslo, où la pièce a été créée en janvier 2022 – ndr). Jusqu’à présent, ses pièces étaient plutôt jouées dans des petites salles. En ce qui me concerne, j’en ai déjà monté plusieurs sur des grands plateaux car je trouve que cela contribue à sortir les personnages de leurs destins individuels et à inscrire l’action dans une perspective plus large. Jours de joie se scinde en deux parties. Dans la première partie, huit personnages – divisés en trois groupes – convergent fortuitement autour d’un banc qui se trouve dans un lieu à l’écart, en contrebas d’un cimetière. Au gré des conversations, abordant des thèmes universels (la vie, la mort, le couple, la maternité, la paternité…), leurs histoires se mêlent et entrent en résonance. Cette première partie s’achève quand l’un des personnages – Aksle – annonce qu’il va disparaître. La seconde partie prend pour cadre le salon de David, jeune homme dont Aksle partageait la vie et qu’il a quitté soudainement. Tous les personnages ici réunis ont un lien fort avec David ou Aksle. Y figurent la mère d’Aksle et celle de David, qui vient de quitter son mari adultère, elle et lui faisant ainsi différemment l’expérience d’une solitude nouvelle.
Vous avez créé la version française de la pièce, dans la grande salle de l’Odéon, en septembre 2022. Suivant quels partis pris avez-vous construit votre mise en scène ?
Traversé de questionnements existentiels, l’univers d’Arne apparaît de prime abord plutôt sombre. Pourtant, il contient beaucoup d’humour et une grande part de jeu – des choses que j’aime bien souligner, en particulier dans Jours de joie. C’est la première de ses pièces qui assume vraiment une dimension de comédie, notamment dans la première partie, avec le côté improbable, presque surréaliste, des rencontres entre ces divers groupes de personnages au milieu de nulle part. J’ai essayé avec les interprètes de travailler autour de cet aspect-là. J’ai avant tout à cœur de faire entendre le texte. En termes de mise en scène, je n’aborde pas le théâtre d’Arne de la même façon que le répertoire classique. À chaque fois que je monte une de ses pièces, il s’agit de la première rencontre avec le public français. Par conséquent, je m’attache à présenter la pièce de la façon la plus sobre et juste possible. Je ne cherche surtout pas à remplir le vide, ni à respecter le texte au pied de la lettre – en accord avec l’auteur. Je veux laisser les spectateurs libres de rêver, d’entendre, d’accomplir un voyage à travers son incroyable langage.