« Quand on signe, c’est déjà comme un petit théâtre »
Comment votre travail, souvent accueilli dans des lieux non dédiés, des endroits d’expérimentation, des musées, comme les Abattoirs – où vous avez carte blanche depuis 2015 pour des performances et visites guidées en LSF – trouve-t-il ses marques dans un lieu comme le ThéâtredelaCité ?
La langue des signes est chez elle partout parce qu’elle a en elle son propre espace de signation : c’est-à-dire que les gestes que l’on fait pour parler s’inscrivent comme dans un carré, haut, bas, gauche, droite, dans le cadre délimité par les bras, où l’on va désigner tel arbre là-bas ou bien telle personne ici, ou encore tel endroit du corps, la tête, le ventre, le cœur, d’où émane la réflexion, où se niche l’émotion, etc. C’est une langue par essence très visuelle, mais également très charnelle. Au moment de la proposition du ThéâtredelaCité on avait comme projet de travailler sur le thème de la liberté et plutôt sur une performance en extérieur, mais l’idée de jouer au CUB a induit une forme différente, dans laquelle on a eu envie de retrouver concrètement la spatialisation naturelle de cette langue. Le cadre. Et à l’intérieur, le corps, l’incarnation.
La scénographie a donc été induite par le lieu
Oui, la scénographie a été inspirée par l’espace lui-même, l’espace du CUB qui est assez grand, la hauteur des cintres : on a suspendu à différentes hauteurs des cadres de bois éclairés, qui se balancent ou au contraire découpent des pans fixes qui dirigent le regard et sont comme des fenêtres dans l’espace. Cela nous permet de jouer de ce qui apparaît visuellement dans le cadre ou en dehors, et de tous les signifiants symboliques derrière. Les acteurs manipulent ces cadres à vue selon les moments de l’histoire, ils sont dedans ou hors cadre selon leurs déplacements et selon où ils se situent dans leur quête : j’ai vraiment écrit le texte pour chacun d’eux et pour ce lieu, dans une scénographie que j’ai voulu de brume, de mer et de vent, nimbée de la musique du violoncelle et du synthé modulaire de Maxime Dupuis.
« C’est l’histoire d’une quête d’identité »
La pièce est interprétée par quatre acteurs visuels, un musicien donc et une voix off en direct : que nous raconte cette « bande originale » ?
Il y a quatre protagonistes en scène, une jeune fille, son frère et leurs parents. J’ai été inspirée par mes lectures et notamment les thèmes qu’Evelyne de la Chenelière évoque dans La vie utile, autour du lien à la langue préexistante qu’on a tous en nous dans l’enfance. Tout commence comme une pièce « classique », mais elle est percutée par un événement, un secret dévoilé : à un moment en effet la jeune fille apprend, de sa mère, que son père n’est peut-être pas son père biologique et cette révélation marque le début d’un deuil, puis d’une quête des origines. La jeune fille veut savoir d’où elle vient, pour se réaliser. Elle va aller chercher des réponses au-delà de la question du père, mais elle va finalement découvrir au terme de sa quête que l’on peut choisir qui on a envie d’être, indépendamment de son origine assignée ».
Cette question de la liberté de choisir qui on veut être, choisir une nouvelle famille parfois, c’est une question universelle…
Bien sûr, mais elle résonne particulièrement dans la vie des personnes sourdes, dont on dit souvent qu’elles naissent deux fois. La première fois en naissant et la deuxième fois lorsqu’elles se redéfinissent, se re-déterminent à la majorité, parfois en rupture avec tout ce qu’on a tenté pour les « réparer » dans leur enfance, les scolarités adaptées ou les années d’orthophonie par exemple. Ces personnes réalisent à dix-huit ans qu’il y a tout un monde qui s’offre à elles et des tas de gens qui leur ressemblent. « Regarder par la fenêtre » c’est ça : regarder qui on a envie d’être.
« Il nous faut chercher des langages universels »
Le langage dramatique que vous utilisez est mixte. Il mêle différents rythmes, celui de la langue parlée, celui de la langue des signes, celui du corps en mouvement, comment travaillez-vous ensemble ces différentes prosodies ?
C’est l’objet de mes recherches en création théâtrale depuis vingt ans. Je creuse la faille, le fossé de la langue apparent qu’il y a entre la création contemporaine et la création en LSF, comme si les deux étaient opposées et surtout que l’une était en position d’ « inclure » l’autre, au lieu de faire « ensemble ». Pour rendre à la langue des signes sa place entière dans le processus de création lui-même, il est nécessaire de déplacer la dimension négative, restrictive, qui qualifie les personnes sourdes, souvent implicitement admise dans un théâtre qualifié de fait par, fait pour, adapté à, accessible à et reconsidérer la relation sourds/entendants. On veut rééquilibrer la présence des langues sur scène en sortant de la traduction systématique et rendre aux artistes signants leur capacité à être des poètes des images, partageant un rapport au monde particulier, créé à partir de leurs perceptions spécifiques.
Ce tissage entre signe, voix et mélodie crée un spectacle très organique…
Effectivement, c’est à travers ce mélange que se révèle ma vision poétique, une façon instinctive, intuitive d’être au monde. J’ai rencontré ma première amie sourde sur la plage, on dessinait des signes sur le sable. Et c’est grâce au signe, à mi-chemin dans un entre-deux, que j’ai découvert et expérimenté que tout s’entrelace, le signe comme langue et la danse comme théâtre du corps. On parle souvent de l’expressivité des acteur·rices sourd·es : la langue des signes est très signifiante, parfois trop, et tout l’enjeu de cette pièce est de partager cet entre-deux. C’est une langue qu’on a déjà en nous, dans laquelle tout le monde peut se reconnaître, quelle que soit sa langue maternelle ou sa culture. Avoir la chance de jouer dans un CDN, c’est donc espérer partager ça avec le plus grand nombre.
Les limites de mon langage sont les limites de mon monde – Ludwig Wittgenstein, philosophe