
Le rêve d’Elektra se présente comme « un projet théâtral et cinématographique franco-grec ». Articulée autour d’un personnage féminin prénommée Elektra, l’action se situe de nos jours – ou plutôt de nos nuits – à Athènes, dans un flottement constant entre rêve/fiction et réalité/documentaire. D’où êtes-vous parti pour donner forme à ce projet ?
Clément Bondu – Chez moi, tout commence toujours par un travail d’écriture, sans savoir d’avance précisément la forme que cela va prendre au final. D’habitude, j’écris des textes non théâtraux. Je n’écris pas directement des pièces de théâtre. Pour la première fois, une pièce de théâtre en tant que telle est apparue en écrivant. Elle s’est construite à partir – et en parallèle – d’un texte alors en cours de gestation, qui a donné naissance à un (bref) roman, Comme un grand animal obscur – à paraître en octobre 2025 aux éditions La Contre-allée. Si Le rêve d’Elektra adopte une configuration théâtrale classique au niveau dramaturgique (une succession de séquences dialoguées), son agencement évoque aussi le séquencier d’un film, d’autant que la pièce intègre des éléments filmiques et, dans le récit comme dans l’esthétique, accorde une place essentielle à l’univers cinématographique. Depuis un an environ, j’ai commencé à travailler sur un prochain roman, Ω (Oméga), qui se passe également à Athènes et dans lequel on retrouve le personnage d’Elektra. Un système de résonances se développe ainsi entre les deux romans et la pièce. De manière générale, il existe des jeux de miroirs – plus ou moins déformants – entre la littérature et les autres disciplines (cinéma, théâtre) que j’explore à partir de ce que j’écris.
Qu’est-ce qui constitue la substance de la pièce ?
Elle est nourrie en profondeur par mon expérience personnelle d’Athènes – ville où j’habite depuis plusieurs années. Il y a une part importante de matière documentaire dans la trame, qu’il s’agisse de lieux ou de personnages. Plus largement, mon désir d’écriture s’est cristallisé autour du changement de la façon dont nous percevons l’été. Actuellement, l’imaginaire collectif attaché à cette saison se transforme en Europe et plus spécifiquement dans les pays de la Méditerranée. L’été devient un moment de plus en plus incertain, voire inquiétant, au bord du cauchemardesque, où ça brûle un peu partout… Ce n’est plus du tout l’image de l’été que j’ai pu avoir lorsque j’étais enfant ou adolescent. J’y vois un changement de paradigme, un vrai renversement. Le rêve d’Elektra est traversé par cette image de l’été noir, du soleil appréhendé « comme un grand animal obscur » – vers tiré d’un poème de l’écrivaine argentine Alejandra Pizarnik, auquel j’emprunte le titre de mon roman. Ces problématiques ne sont pas abordées par un prisme sociétal, psychologique ou moral. Ça ne m’intéresse pas de dire des choses qu’on sait déjà sur le sujet. Je cherche plutôt à voir comment ça travaille dans l’inconscient, comment nos cartes mentales sont affectées. Ici, le soleil incarne une sorte de dieu méchant qui trône au-dessus de nous, irradie une menace sourde.

Vers quel horizon, narratif ou autre, tendez-vous ?
Avec cette pièce, j’ai la sensation de clore un cycle de création et de réflexion. Je m’attache à revenir au cœur de mon désir de théâtre : déployer l’imaginaire, partir du monde réel pour raconter des histoires, amener sur le plateau la ville (Athènes) où je vis, drainer plusieurs langues (français, grec, espagnol), puis créer de la magie à partir de tout ça. L’influence du réalisme magique sud-américain se ressent ici, comme dans l’ensemble de mon travail. J’ai envie de raconter à la fois le monde contemporain et l’imaginaire contemporain via une fiction qui emporte le public tout en laissant une latitude maximale à chaque spectateur et spectatrice. La pièce réserve une grande place à la structure imaginaire de nos vies. Mouvante et évolutive, à l’instar de la scénographie, elle oscille – de manière très fluide – entre plusieurs espaces de représentation et niveaux de perception. Tout (se) passe par l’inconscient, le rêve, l’errance. Cela peut se rapprocher de la psychogéographie chère à Guy Debord et aux situationnistes. Cette errance mentale, rêveuse, peut aussi être politique dans la mesure où elle amène à se retrouver dans des lieux où l’on n’aurait pas dû être et à rencontrer des gens que l’on ne serait pas censé rencontrer. Ce qui m’intéresse, c’est de placer des personnages dans des situations de difficulté et de voir comment ils arrivent à s’en sortir, sans jugement moral.
Aussi libre et imprévisible soit-il, ce songe ultra contemporain d’une nuit d’été se fonde sur une construction extrêmement précise et un agencement minutieux de ses composantes.
Immersive, très onirique, la première partie – qui déploie un monologue issu de mon roman Comme un grand animal obscur – s’inscrit dans une sorte de boîte mentale et ouvre le champ des possibles : et si ? Ensuite, changement de décor, l’on se retrouve dans une séance de cinéma en plein air où l’on découvre Elektra, protagoniste principale. Porteuse elle-même d’un riche imaginaire cinématographique, elle enclenche véritablement le récit. Traversant la nuit dans l’été brûlant d’Athènes, accompagné par un chien tout aussi errant, elle va rencontrer plusieurs personnages (réels ou fantasmés) au fil de son errance jusqu’à découvrir une forme d’oasis souterraine et voir le jour se lever au large du Pirée… Elle fabrique le récit en même temps qu’elle le vit. À ses côtés, on sort de la fiction aussi facilement qu’on y entre. Tendant vers un genre de film noir à la David Lynch, la pièce – scandée par des compositions originales de Yann Sandeau et par d’autres morceaux musicaux – évolue dans un climat plutôt sombre mais se révèle aussi très drôle par moments, avec une dimension affirmée de grotesque. Tout du long, par-delà les frontières entre rêve et réel, se manifeste une grande liberté de jeu, comme dans un état d’enfance retrouvé.