Que représente Ivanov pour vous ?
Comme Hamlet, Ivanov est un personnage qui n’agit pas, ce qui me fascine aussi bien d’un point de vue philosophique que personnel. Comme de nombreux existentialistes, je trouve la réflexion sur la naissance d’une action très intéressante. Est-il possible d’aller jusqu’au bout d’une pensée pour ensuite agir, ou l’action vient-elle d’abord et les pensées après, de manière à rendre légitime ce que l’on vient de faire ? Je suis également fasciné par la manière dont Ivanov semble être entré dans une autre dimension. Ivanov se place loin du monde réel, loin de l’action, mais il est en même temps en contact avec quelque chose de différent et peut-être de plus grand.
Le fait de réécrire ce chef-d’oeuvre de théâtre est un défi important, qu’est-ce qui vous a motivé dans ce projet ?
L’invitation de Galin à participer à ce projet a provoqué chez moi, je dois l’avouer, une profonde réflexion. Je devais trouver l’indispensable connexion entre ma façon d’écrire et cette pièce. J’ai un parcours de compositeur et mon écriture prend sa source dans la composition de musique, pour laquelle les répétitions constituent l’ingrédient formel essentiel. En tant qu’auteur dramatique, je travaille avec des schémas de répétition dans lesquels je laisse les mêmes scènes revenir avec des petits changements. Après plusieurs lectures d’Ivanov, je me suis tout d’un coup rendu compte de quelque chose finalement d’assez évident – le personnage d’Ivanov comporte un élément de répétition : il est toujours la même personne qui n’agit pas et les mêmes scènes reviennent en quelque sorte, tout simplement parce qu’il n’arrive pas à résoudre le conflit qui s’y joue. Les problèmes d’Ivanov reviennent comme des mélodies dans une symphonie. D’autre part, comme je l’ai déjà évoqué, on a l’impression qu’Ivanov est passé dans une autre dimension. Dans IvanOff, Ivanov n’arrive même pas à aller au bout de la pièce dont il est le personnage principal, il la quitte pour rejoindre une troisième pièce. La forme et le sens se rejoignent ici et justifient pour moi le fait de réécrire Ivanov.
À quoi ressemble votre IvanOff ?
C’est la pièce de Tchekhov entièrement dépouillée. Les dialogues sur le passé des personnages et leur petit monde et toutes les blagues classiques de Tchekhov ont été enlevés. Restent Ivanov et ses relations avec les autres personnages. La pièce est divisée en quatre actes et, dans chaque acte, je prends des éléments de la pièce de Tchekhov que je répète pour faire apparaître l’essentiel de chaque acte. Je m’évertue à ce que la forme de chaque acte épouse le sens, c’est-à-dire que la forme crée le sens et que le sens crée la forme – je recherche ce processus dans toutes mes oeuvres dramatiques. D’autre part, ce que j’aime beaucoup chez Tchekhov, est le fait qu’il peut être tragique à un moment, puis comique la seconde d’après sans que le public ait l’impression que la pièce change de registre. Je m’efforce de garder cet aspect dans IvanOff. J’ai le sentiment que la pièce oscille en permanence entre le tragique et le comique, laissant le choix aux acteur·rice·s à tout moment de basculer d’un côté ou de l’autre.
Quels sont les aspects, les thématiques que vous y développez ?
IvanOff raconte l’incapacité d’Ivanov à agir. Plus encore que dans le Ivanov de Tchekhov, il ne s’agit ici que de cela. Et en arrière-plan, nous avons une pandémie. Elle peut être interprétée de manière symbolique ou concrète, mais l’essentiel est qu’elle révèle la capacité de l’homme à agir ou à ne pas agir. Une pandémie est tout d’abord épuisante au niveau des responsabilités individuelles et collectives qu’elle entraîne dans la vie de tous les jours, forcément réduite à la morosité. Mais une pandémie importante ouvre aussi un grand champ d’actions. On peut lire des histoires qui racontent comment les lois, les règles et les codes sociaux disparaissent dans les villes frappées par la peste et où l’homme se dépasse dans ses actions. C’est comme si Ivanov bougeait mentalement de haut en bas entre ces deux extrêmes.
Votre écriture suit, dites-vous, une structure musicale ?
Absolument. Lorsque j’ai commencé à écrire du théâtre à la fin de la vingtaine, j’avais déjà écrit de la musique contemporaine pendant plusieurs années. À vingt-cinq ans, j’ai écrit de la musique pour un opéra, et une fois cela achevé, je voulais écrire mon propre libretto. Ce travail n’a jamais donné de libretto, mais plutôt une pièce de théâtre. En cours d’écriture, je me suis rendu compte des similitudes entre la composition de musique et l’écriture dramatique. La plus fondamentale étant le fait qu’un manuscrit de théâtre, aussi bien qu’une partition, doivent traverser deux espaces d’interprétation, un où les comédien·ne·s et les musicien·ne·s mettent la matière première en forme et un autre où le·la spectateur·rice peut vivre le spectacle ou écouter la musique à sa manière. Ces espaces permettent d’utiliser des répétitions. Si un·e auteur·e de romans écrivait deux fois le même chapitre dans un livre, ça n’aurait aucun sens. Mais en musique, il arrive souvent que le compositeur écrive la même mélodie deux fois sans la retravailler, et cela fonctionne malgré tout. Si cela fonctionne en musique et non dans un roman, c’est parce que le·la compositeur·rice peut laisser les interprètes s’occuper des variations. La même possibilité existe pour un·e auteur·e dramatique. J’aime bien penser que le sens de mon écriture
dramatique ne se trouve pas entre les lignes, mais entre les répétitions.