LA DISPARITION DU PAYSAGE DE JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT, ÉCRIT POUR DENIS PODALYDÈS
ET MIS EN SCÈNE PAR AURÉLIEN BORY
Un homme, victime d’un attentat est immobilisé dans un fauteuil roulant devant sa fenêtre : de dos, il contemple Ostende et son brouillard, essayant de convoquer la mémoire de son vécu tandis que le mur d’un casino en construction vient progressivement obstruer sa vue. L’écrivain et réalisateur belge Jean-Philippe Toussaint a écrit ce monologue avec le désir qu’il soit joué par Denis Podalydès, qu’il avait rencontré plusieurs fois. Il l’a fait sans lui en parler, jusqu’au jour où il lui a offert le texte en main propre, l’informant qu’il ne serait publié qu’à condition qu’il le joue. Un texte qui tend un fil entre les deux hommes, entre deux paroles et deux intimités, et entre deux artistes au travail puisqu’il est aussi une exploration sensible de la fiction. Un cadeau émouvant et précieux sans doute, à faire comme à recevoir, qui se prolonge entre les mains d’un troisième homme en la personne d’Aurélien Bory, invité par Denis Podalydès à mettre en scène et en atmosphère ledit paysage. Une proposition sur-mesure pour l’artiste toulousain : « Il y a quelque chose de l’ordre du paysage dans le théâtre que j’essaie de faire au plateau et il y a aussi quelque chose de l’ordre de sa disparition. Ce sont deux mots qui résonnent très fort, surtout après mon spectacle Espæce, hommage à Georges Perec. Et puis, j’ai toujours eu envie de déployer des paysages intérieurs, même si c’est impossible d’en donner une forme » confiait-il à Marie Richeux sur France Culture en janvier dernier. Comme si écrire pour quelqu’un était un geste si puissamment adressé qu’il pouvait ensuite atteindre d’autres personnes de la même façon.
J’ACCUSE D’ANNICK LEFEBVRE, VERSION FRANÇAISE ÉCRITE POUR SÉBASTIEN BOURNAC
Vous avez créé J’accuse au Québec en 2015 : cinq monologues de femmes à l’énergie explosive. Une parole viscérale et mordante née de vos observations et de vos rencontres, ainsi que de votre envie de donner des rôles différents aux femmes de votre génération que vous trouviez sous-employées. Vous avez déjà réécrit ce texte pour la Belgique et vous le faites aujourd’hui pour la France à la demande de Sébastien Bournac. Pouvez-vous nous raconter comment s’est faite cette demande et quel travail spécifique d’écriture cela a représenté pour vous ?
ANNICK LEFEBVRE — Sébastien Bournac avait vu la pièce au Québec, il avait été interpelé par l’énergie qui s’en dégageait et nous avons commencé à correspondre. Nous avons ensuite profité d’un moment où nous travaillions tous deux à Bruxelles pour nous rencontrer. Lorsqu’il a vu que j’adaptais J’accuse pour la Belgique, il m’a proposé de le faire pour la France. La pièce étant pleine de références et très en prise sur la société dans laquelle elle se déroule, j’étais alors en train de prendre la mesure du fait que bien au-delà d’une adaptation, c’était en réalité d’une véritable réécriture qu’il s’agissait, mais j’ai accepté. Nous nous sommes revus au gré de mes passages en France et chaque fois notre désir de collaborer s’accentuait.
C’est une expérience étonnante que de s’adapter soi-même et dans sa propre langue… Mes personnages sont des archétypes, ils portent sur leurs épaules un certain nombre de clichés attachés à la société dans laquelle ils vivent. Pour trouver les bons personnages qui activent chez les spectateur∙rice∙s les questionnements et les émotions que je souhaite amener, il faut donc leur trouver le métier, la situation sociale et les références culturelles correspondants. Cela est passé pour moi par de nombreuses rencontres et une importante documentation, ainsi que plusieurs périodes de résidence d’écriture en France. L’exercice a été d’autant plus difficile que la pandémie et ses conséquences ont modifié de nombreux repères : depuis plusieurs mois, tout semble pouvoir devenir obsolète d’une semaine sur l’autre. Je me suis aussi appuyée, lors du dernier sprint des répétitions, sur le travail au plateau avec les comédiennes : ensemble, nous avons cherché des zones de tension, de contradiction et d’audace que je n’aurais pas pu porter seule. Ce qui est un peu vertigineux, c’est qu’aujourd’hui, lorsque je relis la version belge, il y a certaines références qui leur appartiennent et dont je n’ai plus le souvenir de tous les tenants et aboutissants. Je me dis que ce sera sans doute la même chose avec la version française, que ça va me dépasser. Je ne pourrai déjà pas savoir vraiment si les références et les personnages fonctionnent avant de les voir avec le public. D’habitude, lorsque j’écris, c’est pour aller toucher chez le∙la spectateur∙rice ce qui me touche moi, mais là, paradoxalement, j’aurai vraiment réussi le projet si je me sens un peu en décalage avec la salle, si les gens rient plus que moi, sont plus touchés que moi.