Ariane Mnouchkine et l’AsieThéâtredelaCité

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Ariane Mnouchkine et l’Asie

La passion du théâtre d’Ariane Mnouchkine s’est révélée lors de son voyage initiatique en Asie en 1963. C’est aussi au cours de cette expédition qu’est née sa fascination pour le Japon dont émerge aujourd’hui L’Île d’Or. Le voyage en Asie ou l’acte fondateur…

UN RÊVE D’ENFANT 

Pourquoi, petite fille, avant même de quitter Bordeaux, en 1946, donc avant l’âge de 7 ans, rêvais-je de faire un grand voyage en Chine ? Était-ce une image dans un conte pour enfants ? Une musique que j’avais entendue ? Une histoire qu’on m’avait racontée ? Aujourd’hui encore je ne sais pas. Mais il a dû y avoir quelque chose puisque, pendant toute mon enfance et mon adolescence, ça a été présent. Et je n’y suis jamais allée, car la Chine n’a pas voulu de moi, en me refusant un visa ; puis, je n’ai plus voulu de la Chine, en raison de l’occupation du Tibet. Mais le voyage en Asie, autour de la Chine donc, que j’ai fait à vingt ans, a été essentiel. (1) 

CÉLÉBRER LES MOMENTS DE BONHEUR 

Un voyage essentiel à tout point de vue. Du point de vue humain évidemment, d’abord. De tout ce que j’ai traversé, tout ce que j’ai vu. Pas beaucoup de théâtre en vérité. Mais le théâtre était partout : les métaphores, la beauté, le langage du corps. J’ai appris à regarder ce qu’il y a derrière chaque moment de la vie. Or, le théâtre, c’est ça : le lieu par excellence où tu dois voir derrière ce que tu vois. Sinon, tu es aveugle. 

le théâtre était partout 

Dans la vie aussi, d’ailleurs. C’est là que j’ai appris à célébrer les moments de bonheur : « Ariane, rappelle-toi ce moment parce que tu es heureuse ! » Souvent, les gens ne voient pas que le bonheur s’est posé sur la rambarde. Ces petites choses souvent fugaces : une après-midi douce, faire des crêpes avec un enfant… Là, j’ai fixé ces moments. Une miche de pain, découpée à la lumière d’une lanterne, après une marche interminable au Népal… Mes pieds nus sur la banquette en bois dans le train, en Thaïlande, qui me menait à la frontière cambodgienne… (1) 

LE VOYAGE INITIATIQUE 

J’ai apporté mon billet. Il s’agit de mon billet Marseille-Yokohama. Sur le cargo mixte Le Cambodge de la Compagnie des Messageries Maritimes. Départ le 30 avril 1963, du quai n°… c’est illisible. Première escale à Port Saïd, l’entrée du Canal de Suez. Oui, on prenait le Canal de Suez. Les trois grands lacs qu’il relie étaient encore, à l’époque, parsemés des épaves de navires bombardés au cours de l’expédition colonialiste, catastrophique et idiote qu’avaient menée la France et la Grande-Bretagne, avec l’aide d’Israël, pour tenter de récupérer le Canal que Gamal Abdel Nasser avait eu l’audace de nationa-liser au nom du peuple égyptien. Je traversais l’Histoire. Escale à Aden, puis Bombay. Le bateau entre dans le port. Une onde d’odeurs de mangue et de merde m’arrive du marché voisin. Le soleil se lève. Les corbeaux semblaient vouloir attaquer le bateau. Pour la première fois, je mets le pied sur le sol indien. Je suis dans le mythe et la légende. Lors de cette escale, je ne verrai que la magnificence. La face sombre, je la subirai au retour. Le grand amour avec ce pays continent, je le vivrai plus tard. 

Colombo. Singapour. Saigon, en pleine guerre du Vietnam. Hong-Kong, Kobe. Arrivée à Yokohama, le… Le billet ne promettait rien. Mais le trajet avait duré 30 jours, donc, nous sommes probablement arrivés le 1er juin 1963. (2) 

L’ILLUMINATION DU THÉÂTRE 

Il pleut. C’est le déluge. Il pleuvra ainsi pendant deux mois. Oooh ! Comme j’ai détesté le Japon pendant ces deux mois ! Je ne parlais évidemment pas japonais. Et les Japonais, en 1963, chez eux, ne parlaient évidemment rien d’autre ! Même les signes, les mimiques qui me paraissaient les plus clairs, provoquaient des yeux ronds et un refus effrayé de tenter même de les comprendre ! Ooooh ! Comme j’ai détesté les Japonais pendant ces deux mois ! Et puis, une fée est apparue. Marcel Giuglaris, un journa-liste français, parlant parfaitement le japonais, marié alors à une Japonaise — on disait en ce temps, de ce genre d’amoureux fins connaisseurs du Japon, qu’ils étaient tatamisés — Marcel est enfin revenu de Corée et m’a prise sous son aile, rassurée, orientée et, grâce à lui, j’ai commencé vraiment mon voyage dans ce pays dont la culture théâtrale et cinématographique allait devenir pour moi une initiation et une inspiration permanentes. Un de mes maîtres. Les autres seront l’Inde, Bali, Meyerhold, Jacques Copeau et mes compagnes et compagnons de travail. Oooooh ! Comme j’ai alors aimé le Japon et les Japonais, et cela pour toujours. 

[…] Un jour, je déambulais en ce Japon qui ne ressemblait pas encore à mes rêves. J’arrivai, mon gros guide touristique détrempé à la main, qui m’indiquait que lui et moi avions probablement atteint, tout à fait par hasard, le temple de Senso-ji, dans le quartier appelé Asakusa. Il y avait effectivement un immense temple devant moi. Mais ma mauvaise humeur me le fit ignorer et je continuai à avancer à travers de petites rues qui, malgré la pluie, étaient très animées. Inconsciemment, je me laissai guider par une musique qui semblait m’appeler jusqu’à, dans une ruelle, l’entrée minuscule et très colorée de ce qui ne pouvait être qu’un théâtre, minuscule, lui aussi. Mais, d’où jaillissait cette musique, était-elle sonorisée ou pas, je ne me souviens pas, mais c’était très puissant… Mais, bien sûr, qu’il s’agissait d’un enregistrement, puisqu’une fois à l’intérieur… 

Une fois à l’intérieur, je ne vis qu’un seul acteur. Un jeune acteur. Qui allait, à lui tout seul, donner un sens à mon désespoir japonais, à ma solitude, à la pluie, au déluge, à tout mon voyage. Oh ! Que ne puis-je vous donner son nom, le remercier et devant vous partager le Kyoto Prize avec lui. En un après-midi, ce garçon m’ouvrit les terribles portes du Royaume des acteurs. C’est ce jour-là, dans cette salle minuscule, à demi pleine de vieilles dames attentives et enamourées, et de quelques vieux messieurs impénétrables, que je compris pour toujours ce que c’était qu’un vrai acteur. 

Une fois à l’intérieur, je ne vis qu’un seul acteur. Un jeune acteur. Qui allait, à lui tout seul, donner un sens à mon désespoir japonais, à ma solitude, à la pluie, au déluge, à tout mon voyage. 

Seul en scène au début, les yeux fixés sur un horizon inquiétant parce que, je l’imaginais, peuplé d’une horde d’envahisseurs à cheval approchant rapidement. Il nous parlait, il criait. Je ne comprenais rien mais voyais tout. Son regard affolé me faisait voir les yeux tout aussi affolés des chevaux écumant sous les fouets et leurs sabots soulevant la poussière ou déchirant la prairie, faisant voler des mottes noires comme des bombes. Il alertait le village, c’est sûr, et pour mieux le faire, saisi d’une inspiration soudaine, il traîna sur sa petite scène un immense tambour. Était-ce celui du temple qui sans aucun doute était en coulisse, toujours est-il qu’il se mit à battre un tocsin à faire dresser tous les cheveux de votre assemblée sur vos têtes et à soulever les paysans les plus apeurés ou endormis. Il était le Prince Hal, il était Hotspur, il était Falstaff, Macbeth devant la forêt qui marche, Henry V, il était Shakespeare. Ce jour-là, pour la jeune voyageuse ignorante que j’étais, dans cette misérable petite salle de rien du tout à Asakusa, grâce à un humble acteur japonais, il n’y avait plus ni Japon ni Occident. Il y avait le Théâtre. Universel. Humain et grandiose. Il était merveilleux ce jeune homme, probablement chef d’une troupe de… ? Dans mon ignorance, j’appelai cela petit Kabuki et ce n’est que beaucoup, beaucoup plus tard, en fait tout récemment, qu’en allant assister à une représentation de la troupe de Daigoro Tachibana, j’appris que ce style se nommait Taishu Engeki qui se traduirait en français par théâtre pour le peuple. Théâtre populaire ! Rendez-vous compte, moi, qui toute ma vie, ai aspiré à faire mériter ce titre magnifique de théâtre populaire au Théâtre du Soleil… 

Il y avait eu d’autres illuminations. Avant l’accostage final à Yokohama, le Cambodge avait fait escale à Kobe, où, par un hasard merveilleux, j’avais pu voir le soir, un Nô, en plein air, éclairé par d’immenses brasiers. J’étais retournée à bord, chancelante, foudroyée par la puissance, la splendeur, la majesté d’une telle forme. J’escaladais la petite échelle qui m’avait servi à grimper sur ma couchette depuis un mois dans un état d’exaltation juvénile indescriptible. Un monde merveilleux allait s’ouvrir à moi. Je ne pourrais plus jamais dormir. La rencontre avec l’acteur inconnu d’Asakusa me confirmait cela. (2) 

(1) « Ariane Mnouchkine : C’est en Asie que j’ai appris à célébrer les moments de bohneur », Entretien avec Ariane Mnouchkine, par Nathaniel Herzberg pour Le Monde, décembre 2019 
(2) Ariane Mnouchkine, Discours du Kyoto Prize, septembre 2019

 
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