Ariane Mnouchkine, la naissance d’une passionThéâtredelaCité

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Ariane Mnouchkine, la naissance d’une passion

Comment naît une vocation ? Comment, un beau jour, s’impose-t-elle à soi avec une telle force qu’elle emporte tout sur son passage et transforme une vie ? Où se nichent les origines mystérieuses d’une passion ? Ariane Mnouchkine nous livre ici les clés de son amour fou du théâtre…

LA RELATION AU PÈRE 

Il me faut revenir à cette étoffe mystérieuse dont vous et moi, nous sommes tous faits, oeuvre de tisserands innombrables, célèbres ou ingratement ignorés. Il m’appartient aujourd’hui de tenter d’en reconnaître quelques-uns sans que cela devienne une liste assommante. Là, évidemment, je le sais, il faudrait que je vous parle de mes parents, de mon enfance… Je souhaite à toutes les filles d’avoir un père comme était le mien. Bien qu’il fût inquiet pour l’avenir de ses deux filles, bien qu’il me prodiguât toutes sortes d’avertissements sur les difficultés du métier que, très tôt, j’avais décidé de faire, jamais, jamais, il ne m’a donné le sentiment que quelque chose me serait impossible si vraiment j’y mettais le prix. C’est-à-dire la passion, l’effort et la confiance. Comme nous nous sommes querellés, lui et moi. Au moins tant qu’il fut fort et en bonne santé. Jamais après qu’il ait eu son anévrisme. Je faisais attention. Mais la dispute nous manquait. N’être d’accord sur à peu près rien et nous aimer totalement. J’étais de gauche, il était plutôt à droite. Il avait fui l’Union Soviétique. En 1923. Sa famille, juive, avait tenté de vivre sous le joug bolchévique, mais en vain. Il avait réussi à fuir en France, il avait 15 ans, presqu’encore un enfant, avec sa petite soeur. Deux ou trois ans plus tard, ses parents arrivèrent à Paris. C’est une longue et extraordinaire épopée familiale qui ressemble à celle de milliers d’émigrants russes. Mais qui, ensuite, pour Alexandre et Tamara, mes grands-parents, ressemble au massacre de millions de juifs à Auschwitz. Sans tout à fait comprendre le fonctionnement égalitaire de notre troupe, peut-être même en le désapprouvant, il était, malgré tout, très fier de moi. Moi, je trouvais les films qu’il produisait parfois trop commerciaux. Il me traitait de snob et me rappelait que j’étais bien contente de recevoir l’aide financière qu’il pouvait me donner grâce à ses films trop commerciaux. Il avait raison. J’avais tort. J’espère pouvoir le lui dire, un jour. Il m’emmenait avec lui, sur les plateaux de cinéma. Cela sentait le caoutchouc chaud des câbles électriques, la poudre et les crèmes des actrices. Il y faisait torride à cause des énormes projecteurs. Tout un monde étincelant, sensuel. Les actrices étaient très belles. Les acteurs très gentils. Et puis un jour, après le bac : Tu dois parler mieux anglais. Ma mère était anglaise. Mais mon anglais n’était pas digne de l’Angleterre. Hop, on m’envoie avec mon consentement ravi, passer une année universitaire à Oxford. À Saint Clare’s Hall. Au coin de Lathbury et de Banbury roads. J’y apprendrai l’anglais, bien sûr, mais surtout, béni soit le théâtre universitaire britannique, j’y commencerai le théâtre et ma vie allait s’y décider. Ensuite, un voyage au bout du monde allait entériner cette décision.(1) 

LES BONNES FÉES 

Il faudrait que nous soyons capables d’un discernement quotidien surhumain pour pouvoir noter chaque soir, dans un cahier sacré, le nom des fées bienveillantes ou des anges gardiens salvateurs rencontrés ce jour-là. Et ce, bien avant même de savoir écrire. Pour moi, je pense qu’ils furent innombrables, dès mon enfance. Depuis le policier français qui, pendant l’occupation de la France par l’armée nazie, n’a pas rempli le formulaire que lui fournissait la Gestapo pour retrouver June Hannen, ma mère, Alexandre Mnouchkine, mon père, et “l’enfant Ariane”, jusqu’à Mademoiselle France, institutrice, hors cadre, hors système, qui m’apprit à lire en faisant de cet apprentissage une traversée enchantée, quotidiennement, furieusement désirée. Je pleurais de rage quand on ne m’envoyait pas à sa petite école. Elle inaugura une lignée de quelques professeurs merveilleux dont les ombres sont ici, aujourd’hui avec moi. 

Sur ce cahier sacré, je devrais pouvoir vous dire toutes celles et tous ceux qui par leur aide, leurs exemples, leurs réprimandes ou critiques légitimes et amicales m’ont rendue meilleure ou, en tous cas, moins mauvaise. 

Toutes celles et ceux qui, par leurs combats, leur héroïsme, parfois, leur mort, m’ont enjoint d’avoir le petit courage de ne dire que ce que je pense vraiment et de n’emboîter le pas ni céder à aucun dogme, fût-il entonné par des milliers et soutenu par des millions, tant que je n’étais pas absolument sûre que telle était ma conviction morale profonde. Toutes celles et ceux qui ont paré des coups qui m’étaient destinés. Toutes celles et ceux qui m’ont gratifiée d’un sourire, d’un regard confiant, d’un compliment sincère. Toutes celles et ceux avec qui j’ai ri de moi, de nous, sans crainte et sans reproche. Rire de nous-même, ensemble. Signe irréfutable de l’amitié. Et, vous savez quoi ? Toutes celles et ceux qui nous ont donné ou prêté de l’argent. Oui, de l’argent. Ce fluide qui circule dans les veines de tous les systèmes de production. Et cela, que nous le voulions ou non, pour un bon moment, encore. Peut-être devrais-je dire, pour encore un mauvais moment. Bref, au cours de ces 55 ans d’existence, des gens nous ont donné de l’argent. Ils doivent savoir que nous savons que dans ces circonstances, leur argent représente quelque chose de bien plus noble que lui-même. Il représente leur respect, leur compréhension, leur amitié, parfois même leur amour. (1) 

LA NAISSANCE D’UNE VOCATION 

La métaphore dont j’usais et use toujours pour parler de la troupe que j’ai fondée en 1964, après ce fameux voyage, était celle du navire, de la barque, de l’esquif. Dont, oui, je l’avoue, je me voyais plus comme le capitaine que comme le mousse, mais dont je savais qu’il ne voyagerait loin que si chaque membre de l’équipage se sentait valeureux, magnifique, épanoui même dans le danger et malgré les sacrifices que, je le savais, cette épopée allait nous demander au début. Au début seulement, croyais-je. Je sais aujourd’hui qu’elle exigera le meilleur et le plus profond de nous-mêmes jusqu’à la fin. Rien n’est acquis. L’amour, l’amitié, le respect du public se cultivent tous les jours. Un manquement est toujours ressenti comme une trahison, car c’est une trahison, qui efface des années de dévouement et de succès. C’est injuste, mais c’est ainsi. Quand, en 1959, après cette répétition fatidique de Coriolan, au Play House Theater d’Oxford, je monte m’asseoir à l’étage de ce bus rouge n°2 ou 3, fonçant dans la nuit pluvieuse de ce mois de décembre, et que, tremblante autant que lors d’un coup de foudre amoureux, je décide, ou une divinité décide pour moi, que je vais faire du théâtre, il s’agit d’art, bien sûr, de l’art théâtral que je vais devoir explorer, pratiquer et apprendre tout au long de ma vie, mais il s’agit aussi d’un petit peuple. Un échantillon de monde que je veux créer et réunir autour de moi et entraîner dans cet élan amoureux. Il s’agit aussi de politique, d’exemple, d’utopie. Il s’agit d’un récit minuscule mais fondateur. (1) 

En 1959, après cette répétition fatidique de Coriolan, […] je décide, ou une divinité décide pour moi, que je vais faire du théâtre 

OXFORD 

Ma vocation m’est apparue quand j’avais 18 ans et que j’ai, concrètement, fait du théâtre, au sein de deux troupes universitaires. Et j’ai adoré cette expérience. Mais je ne faisais pas l’actrice, parce que je ne parlais pas assez bien anglais ; mon accent n’était pas assez bon. J’ai joué un mini rôle dans un spectacle mis en scène par Ken Loach : je jouais the landlady dans I am a camera, pièce adaptée du roman de Christopher Isherwood. C’était vraiment un tout petit rôle je vous assure. À ce moment-là, je me racontais que c’était à cause de la langue que je ne pouvais pas faire l’actrice, mais c’était bien plus que ça. Le fait est qu’à Oxford, j’ai surtout pratiqué les autres métiers, notamment autour des costumes et des accessoires. (2) 

(1) Ariane Mnouchkine, Discours du Kyoto Prize, septembre 2019 
(2) « Le Grand Portrait / Ariane Mnouchkine » Entretien avec Ariane Mnouchkine, par Judith Sibony, pour Théâtre(s) Magazine, no 25, printemps 2021 

 
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