RÉCITS XXL
Ces deux propositions empoignent l’envie des artistes, respectivement Phia Ménard et Simon Falguières, chacun∙e dans leur genre, de raconter des histoires comme on les racontait originellement. Dans notre époque pressée, si encline à l’immédiateté, retrouver le souffle du geste épique nous oblige, nous spectateurs et spectatrices d’aujourd’hui, à respirer plus vaste, à nous poser, à accepter d’entrer pleinement dans ce qui se passe au plateau et d’en vivre les variations dans nos émotions : être immergé∙e, captivé∙e par le suspense, mais aussi dérouté∙e, lassé∙e ou repris∙e à nouveau. C’est l’invitation majeure que nous font ces deux créations : retrouver le goût du temps en train de se vivre et en savourer l’épaisseur tissée de moments forts et moins forts. Après tout, c’est le rythme même de l’existence et de la pensée humaine. Le Nid de cendres est une épopée de treize heures avec pauses, découpée en sept parties ; la trilogie de Phia Ménard, elle, ne dure « que » trois heures, mais se vit sans entracte, en trois parties singulières qui montent le son crescendo : Maison Mère, Temple Père et enfin la Rencontre interdite. Hors calibrage.
IL ÉTAIT UNE FOIS…
Les deux formes sont, en effet, toutes deux le fruit d’années de travail, mais surtout de constance créative de leurs auteur∙rice∙s qui prennent le parti de ces propositions spectaculaires. Les deux se veulent des contes modernes. Qualifiés « d’immoraux » chez Phia Ménard car ils interrogent politiquement la construction de l’Europe depuis l’Antiquité, ils plongent tous deux leurs racines dans des récits fondateurs, pétris de mythes grecs et de grandeur épique, mais se font aussi l’écho thématique de notre présent, pandémie du covid, guerre en Ukraine, etc. Simon Falguières évoque son goût pour « les histoires millénaires des contes qui rappellent à l’homme son humanité » et qui traversent l’histoire du théâtre (on pense notamment à Shakespeare, formidable raconteur). Il revendique une « écriture de l’oralité », tout autant qu’un « théâtre de texte où la narration tient le spectateur en haleine » s’inscrivant ainsi dans la ligne de metteuses et metteurs en scène contemporains comme Wajdi Mouawad avec lequel il partage ici le talent du scénographe Emmanuel Clolus. Phia Ménard, elle, livre une trilogie inscrite également dans un processus de longue haleine, mais avec une approche créative qui caractérise le travail de sa compagnie Non Nova, quelque part entre chorégraphie, jonglerie et performance philosophique. Ses contes entrent dans le cycle des « Pièces de la sublimation » au sens physique de la transformation des éléments naturels : une conception organique de la création qui fait appel d’abord, concrètement, à nos sens.
VOIR POUR CROIRE
On l’a dit, le spectaculaire porte en lui nécessairement la force des images. Et sollicite en premier lieu le regard. C’est très vrai du travail performatif de Phia Ménard qui apparaît en guerrière punk post-apocalyptique construisant devant nous, dans Maison Mère, un Parthénon de carton au 1/10 e du temple d’origine. « Méthode et minutie, déchirer, plier, soulever, équilibrer ; lentement s’érige une forme symbolique : une maison », ce volet raconte la construction laborieuse de la cité humaine, malmenée par les éléments, vouée à l’effondrement. Dans le deuxième, l’érection de la figure architecturale de la Tour, symbole de l’oppression patriarcale, convoque non seulement les violences faites aux femmes et aux enfants, mais aussi la lutte des classes où les plus faibles servent de main d’oeuvre aux désirs d’édification et de pouvoir des puissants.
La partition sonore et textuelle apparaît en relais des images premières, elle est faite de fragments puisés aussi bien chez les philosophes que chez les poètes. Le dernier volet, consacré à l’avenir de l’humanité sur fond de globalisation, resserre le lien entre constats d’hier, d’aujourd’hui et interrogations futures. Des préoccupations qui, par-delà les questions de forme, ne sont pas si éloignées de celles de Simon Falguières, qui choisit, lui, de mettre sous nos yeux un plateau nu, mais sans cesse changeant, où la matière, cendres, gravats, le dispute à des éléments modulaires, chaises ou objets desquel(le)s surgissent tour à tour un appartement, une forêt, un palais, une falaise, un radeau en haute mer ou même la banquise. Il le répète : la scène est « un terrain de jeu pour les acteurs, où le merveilleux surgit par métonymie. Plus l’image est simple, plus l’imaginaire du spectateur sera sollicité, et plus la magie du théâtre aura lieu avec force ». On le constate, à l’inverse d’un café bien serré, la quantité ici ne dilue pas l’intensité car les choix de mise en scène facilitent la superposition des imaginaires pour faire avancer le récit. Les deux créations ont tout pour marquer les esprits : Le Nid de cendres est une fresque colossale à binger comme une série fleuve, bien calé∙e dans son fauteuil. Quant à La Trilogie des Contes Immoraux (pour Europe), elle propose une épopée humaine qui réinterroge l’Histoire européenne, histoire d’essayer de changer le monde. Deux oeuvres, très différentes, comme on n’en voit pas tous les jours. On sait que la période des fêtes est passée, mais vous reprendrez bien un petit peu d’excès ?
*SPECTACULAIRE : une oeuvre d’Aurélien Bory. Une installation cinétique de néons programmés visible tous les jours sur la façade du ThéâtredelaCité.