ONCLE VANIA EN QUELQUES QUESTIONS
C’est la première fois que vous montiez un texte de Tchekhov. Pourquoi avoir tant attendu, vous qui êtes familier des textes classiques ? Quel lien entretenez-vous avec Tchekhov ?
Galin Stoev : J’ai grandi avec lui. À l’école de théâtre en Bulgarie, nous l’avons beaucoup travaillé à tel point que nous finissions par nous parler entre nous avec des répliques de ses personnages. J’ai l’impression de le connaître très bien.
Quand tu penses connaître tellement bien un auteur et son monde, quand tu es persuadé qu’il écrit pour toi et seulement pour toi, l’étape suivante où il s’agit d’afficher au public cette intimité avec une oeuvre est à la fois exaltante et vertigineuse. C’est peut-être pour cela que j’ai un peu tardé avant de me lancer.
Qu’est-ce qui vous intéresse avec Oncle Vania ?
Tchekhov ne parle pas ici de « pièce » mais de « scènes de la vie en campagne, en quatre actes ». Il n’y a pas d’histoire. Ce sont des scènes, des situations. De ces scènes, on tente bien sûr de tirer un fil, une histoire assez banale, comme souvent chez Tchekhov, où les personnages tombent amoureux, mais jamais de la bonne personne, et où tout le monde souffre. La puissance de la pièce tient dans la façon dont Tchekhov parle d’une manière absolument sublime de l’échec. Les personnages sont propulsés dans des frustrations sociales, culturelles et sexuelles – parce que chez Tchekhov, ce sont aussi, souvent, des histoires de sexe. Tous sont insatisfaits. Mais d’un autre côté, Tchekhov met en avant ce que j’appellerais la nécessité basique de l’être humain d’être heureux, cette force qui pousse tout un chacun à rechercher le bonheur, l’amour et la reconnaissance, le désir d’être accompli et intègre. La pièce devient alors un champ debataille entre ces deux extrémités : d’une part, l’échec existentiel que chacun a vécu et tout ce que cela apporte de frustration et de méchanceté, et de l’autre, l’inévitable nécessité d’être heureux d’être aimé et reconnu.
Pourquoi choisir de placer la pièce dans un futur proche dystopique ?
Je préfère un espace plus intemporel que pourrait être celui d’un futur proche. Ensuite, pour entrer en résonance avec le climat anxiogène dans lequel nous vivons. C’est pourquoi j’ai imaginé placer la pièce à un moment où on aurait déjà vécu le collapse, dans un point de non-retour, à un moment où les gens sont obligés de se réunir parce que le système centralisé ne fonctionne plus. Il ne s’agit pas d’en faire le propos principal de la mise en scène mais nous allons essayer de faire entrer cette dimension dystopique dans le spectacle. Dans une sorte de huis clos, où tous les personnages se retrouvent et semblent avoir été oubliés du reste du monde.
La puissance de l’oeuvre tient dans la façon dont Tchekhov parle d’une manière absolument sublime de l’échec. La pièce est écrite comme une pièce de salon mais c’est une pièce de batailles, avec une sensibilité et des codes extrêmement contemporains.
Galin Stoev
Vous parlez chez Oncle Vania d’une dimension écologique…
La question écologique qui traverse la pièce, écrite il y a plus de 120 ans, est l’un des signes de la contemporanéité de Tchekhov. Je pense que c’est la toute première pièce dans la dramaturgie mondiale. qui traite de la question écologique de manière aussi directe et engagée. La matière dramaturgique est nourrie par ce que le personnage d’Astrov raconte des forêts. À travers lui, à travers ses paroles profondément visionnaires, s’expriment des enjeux fondamentaux : le dérèglement climatique, la disparition de la biodiversité, la déforestation massive, la destruction de la nature par l’homme. Astrov va même plus loin car, en parlant d’écologie, il comprend que l’on parle aussi d’écologie dans les rapports humains. Cela renvoie à des concepts très modernes qui consistent aujourd’hui à trouver de nouveaux modes de coexistence.
Ce n’est pas juste « un Vania de plus », comme disent les gens de théâtre. C’est une version avec un point de vue fort et ultracontemporain : un Vania à l’os, qui vaut pour la connaissance intime qu’a Stoev du texte, qu’il lit dans sa langue originale, et pour sa manière de l’inscrire dans un présent /futur légèrement dystopique, sans jamais trahir son esprit. […] Cent ans après, la même vie bête, les mêmes médiocrités, les mêmes lâchetés. Heureusement, il y a Tchekhov pour s’en consoler. La beauté du spectacle de Galin Stoev tient à l’humanité qu’il laisse affleurer à tout instant, malgré le constat sans appel.
Fabienne Darge, Le Monde