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Héritages sensibles

Entretien avec Matthieu Barbin
/ Sara Forever

Protagoniste saillant de la scène française contemporaine, Matthieu Barbin œuvre à la fois comme interprète, metteur en scène, chorégraphe et auteur. En tant que performeur, il brille d’un éclat particulier sous les atours d’une flamboyante drag queen, Sara Forever. Cette saison, le ThéâtredelaCité accueille en création son nouveau spectacle, Dynasties, un seul(e) en scène façon cabaret démesuré qui aborde la question de la transmission familiale en entrecroisant sa trajectoire de vie avec les destins d’enfants de stars.

Comment en êtes-vous venu à l’idée de Dynasties ? Dans quelle mesure cette nouvelle création fait-elle écho à la précédente, Les cent mille derniers quarts d’heure, la première de vos pièces où apparaît votre alter ego féminin, Sara Forever ?

Le point de départ se trouve précisément dans Les cent mille derniers quarts d’heure, pièce construite à partir d’entretiens avec ma mère autour de sa relation au travail. Je l’avais interrogée à un moment où elle pensait arriver en fin de carrière, lui demandant par exemple où elle estimait avoir réussi ou échoué. Cela posait vraiment la question du bilan et de ce vers quoi on essaye de tendre. Je viens d’une famille ouvrière, en milieu urbain, évoquant tout à fait cette France qui s’est construite, dans les années 1960-70, à travers le mythe de l’ascension sociale – mythe largement remis en question depuis. J’ai développé seul ma relation à l’art, d’abord via la télévision, je n’ai pas été nourri à ce niveau-là par ma famille. Ma pratique de l’art s’inscrit totalement dans la problématique du transfuge, elle représente une sorte de prolongement des tentatives de ma mère de s’extraire de son milieu social. Je me suis rendu compte qu’il était énormément question de moi dans Les cent mille derniers quarts d’heure, de la manière dont j’appréhendais cet héritage et la relation au travail, surtout à la réussite. Par extension, cela m’a donné envie d’aborder l’héritage de façon beaucoup plus large et d’aller rencontrer des personnes ayant des expériences très différentes de la mienne par rapport au legs et à leurs parents. J’ai commencé à me pencher en particulier sur les nepo babies, c’est-à-dire les enfants de personnalités connues. Cette première phase a ouvert plus généralement la question de savoir à quel moment on embrasse (ou pas) son héritage, et pourquoi. Qu’est-ce qui s’opère là ? Comment est-ce que cela affecte nos vies intimes et nos choix de carrière ?

Sous quelle forme les questionnements qui sous-tendent le spectacle se traduisent-ils au plateau ?

À l’heure où nous parlons, la création est encore en cours. Inscrit clairement dans les univers du show drag et du cabaret, le spectacle se dessine sous la forme d’une succession de tableaux/numéros qui usent de tous les codes de ces univers (chant, playback, travestissement, comédie, chorégraphie…). Je change d’apparence et de costume à plusieurs reprises, sans sortie de scène. Il n’y a pas de décor en tant que tel : l’ambiance est créée par les costumes, les lumières et les chansons. Les tableaux convoquent des dynasties célèbres, des figures ayant des liens forts – et souvent complexes – à la question de l’héritage. Il s’agit de figures de la culture populaire à l’échelle internationale, par exemple Michael Jackson, Judy Garland, Liza Minelli, Romy Schneider et Miley Cyrus. Toutes ces figures, que j’incarne, contribuent à structurer la dramaturgie. En outre, chacune apporte une matière singulière sur le plan esthétique. Je mets en regard les destinées de ces personnages avec la mienne, fils de rien – expression dont je mesure bien la portée symbolique : on n’est jamais l’enfant de rien. Qu’est-ce ça fait de grandir et de se construire en ayant la sensation de venir de rien ? Je porte en particulier ce questionnement pendant tout le spectacle. Ma mère, que je tends ici d’une certaine manière, à starifier, y tient une place importante. Entre les différents tableaux s’insinuent des sortes d’interludes digressifs qui vont permettre d’alimenter la pensée via des témoignages de diverses personnes ou l’évocation de mon propre parcours.

En filigrane – ou en fil rouge – apparaît une réflexion autour de la (dé)construction de l’identité.

Oui, tout à fait. Il n’est question que de ça pendant le spectacle. Comment se construit-on ? Est-ce que ça passe par une forme de déconstruction, voire de destruction ? Pour aller où, construire quoi ? À quel moment ça arrive ? Comment ça se manifeste ? Certains schémas se répètent, d’autres se démarquent, suivant les parcours singuliers de chacun et chacune. L’ensemble représente une forme de panel, un peu sur le modèle des poupées russes, dans lequel tout le monde se retrouve imbriqué par ses choix de vie à un moment ou à un autre. Le spectacle puise beaucoup dans le réel mais active aussi une grande part de fiction et oscille tout du long entre ces deux dimensions. Il crée autour de moi comme une dynastie imaginaire. L’enjeu consiste à faire se rencontrer des (enfants de) stars et cet enfant de rien qui, on le comprend au fur et à mesure, est l’enfant de tout ça. On suit ainsi l’évolution de quelqu’un sans attache ni héritage culturel, ne venant pas d’une famille propice à l’éveil artistique. Le cheminement disruptif de cet enfant de rien se confronte avec les cheminements d’autres enfants qui ont, au contraire, tracé leur voie dans la continuité de leurs familles. C’est là où la friction opère et produit quelque chose d’intéressant à mes yeux.

Le titre du spectacle reprend celui d’une fameuse série télévisée américaine, principale rivale de Dallas à l’époque – entre la fin des années 1970 et le début des années 1980. Faut-il y voir plus qu’un clin d’œil ?

Disons qu’il s’agit d’un clin d’œil appuyé (sourire), du côté de l’esthétique autant que de la narration, cette série racontant l’histoire de familles qui se déchirent pour l’argent et le pouvoir. Au-delà, il y a une allusion évidente au genre du soap-opéra, particulièrement prisé aux États-Unis. La plupart des références glissées dans le spectacle viennent de la culture américaine.

De manière générale, en quoi le transformisme vous intéresse-t-il d’un point de vue artistique ?

À vrai dire, je perçois plutôt ma démarche comme une forme de maximalisme, d’exagération sans limite. Cela rend plein de choses possibles et cela me permet de tout explorer avec exubérance.

Sous cet angle, on peut voir Sara Foverer comme votre alter ego augmenté.

Oui, exactement, c’est moi en pire, parfois en mieux. Force m’est de constater que c’est plus souvent en pire (sourire). Les autorisations ne sont pas les mêmes. Le drag offre précisément cela : s’accorder des autorisations différentes de celles de la vie ordinaire.

© Sylvain La Rosa
 
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