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Ariane Mnouchkine et l’art du théâtre

Depuis presque de soixante ans, Ariane Mnouchkine remet l’art du théâtre sur le métier. Jamais, elle n’abandonne l’idée d’en explorer les profondeurs, d’en rechercher l’essence. De cette longue expérience, elle nous transmet aujourd’hui certaines de ses réflexions.

L’ARTISANAT DU THÉÂTRE 

J’essaie d’employer les mots avec précaution. Le terme de « création » me semble un peu trop grand. « Artiste » désigne-t-il un créateur ou un médium, c’est-à-dire quelqu’un capable de recevoir quelque chose et de le redonner différemment ? Je préfère le mot « artisan » que je trouve très beau même s’il ne recouvre pas tout. On pourrait dire que le théâtre est un art et que ceux qui le pratiquent sont des artisans. Il est possible que j’exagère, mais c’est surtout que je ne suis pas sûre qu’on ait le droit de se proclamer soi-même artiste. (1) 

Le grand théâtre est presque toujours historique et politique. Historique donc politique. 

POURQUOI UNE TROUPE ? 

C’est l’aventure, un navire, le capitaine Fracasse. Et Molière, bien sûr. C’est ce qui a fondé le théâtre occidental. Je n’avais pas le choix. Je savais que je ne pourrais pas survivre dans un théâtre institutionnel, qu’on m’empêcherait de faire ce que je voulais faire. Avec le temps, j’ai fini par comprendre que la permanence de certaines institutions publiques était précieuse. Mais j’interroge toujours leur hospitalité. Elles devraient être protectrices des petites plantes qui veulent pousser, elles ne le sont pas toujours. (2) 

EN QUOI CONSISTE CE THÉÂTRE POPULAIRE QUE VOUS VOULEZ FAIRE ? 

On avait la chance d’être de gauche mais pas encartés ni sectaires. On contestait Jean Vilar mais pas comme il l’a été en 1968, sottement. Ces « Vilar, Salazar… » hurlés à Avignon. Notre contestation était formelle, il fallait faire mieux. Faire quelque chose de très beau, de très exigeant, et d’accessible. Le théâtre populaire ne devait pas être comme la soupe du même nom. Antoine Vitez a dit « le théâtre élitaire pour tous », ça me va très bien. La crème de la crème. Le plus beau, le plus nourrissant, le plus plaisant aussi. L’émotion est un véhicule pour la pensée dans un art. Plaire à l’oeil, à l’oreille, à la peau. (2) 

Plutôt que de parler de mise en scène, on pourrait évoquer la mise en chair. 

UN THÉÂTRE RÉALISTE… 

Pas pour moi. Cela relève d’esthétiques très différentes. Et il ne faut pas le borner. Le théâtre populaire, c’est un théâtre qui éclaire, qui nourrit, qui unit aussi, sans embrigader. De l’art, pas seulement des concepts. Je fuis le réalisme psychologique pas parce que ce n’est pas populaire, mais parce que ça me semble être un paravent qui écarte du théâtre. Ce n’est pas facile de trouver le théâtre. Le matin, je commence souvent par : « Je nous souhaite une bonne répétition et j’espère que le théâtre va être là. » Mais il y a des journées entières sans théâtre. Du texte, pas de théâtre. (2) 

POURQUOI PASSER PAR CES MASQUES, CES MAQUILLAGES, CES DÉCORS SOUVENT PUISÉS À LA CULTURE ASIATIQUE ? 

Et pourquoi Ravel a-t-il eu besoin de s’inspirer de la musique balinaise qui l’avait ébloui lors d’une exposition universelle ? Et pourquoi Picasso a-t-il eu besoin de l’art nègre ? Parce qu’on a besoin de sources, d’influences, de chemins, d’émotions. De maîtres. Ces formes sont mes maîtres. De Dullin ou de Copeau, j’ai les livres. Dans certains endroits du monde, il reste les formes qui expriment le théâtre tel qu’il se rêve, des offrandes à Dieu souvent, d’une simplicité originaire et d’une sophistication formelle extraordinaire. Ce sont mes professeurs. Quand tu as un grand prof, tu ne fais pas exactement ce qu’il te dit, mais il te donne des instruments, de la liberté, du courage, de l’audace. Et des lois. Ces formes japonaises, quelques formes indiennes, le topeng à Bali, m’ont donné des lois. Et si tu les regardes bien, ce sont les mêmes, avec des esthétiques, des musicalités différentes. J’ai besoin de ces lois pour tenir les comédiens au-dessus du plateau. Et le public aussi. (2) 

Le théâtre populaire, c’est un théâtre qui éclaire, qui nourrit, qui unit. 

VOTRE THÉÂTRE EST-IL POLITIQUE ? 

Oui, de fait. Mais pas militant. Pas simplificateur. Ce qui ne nous a pas empêché de tomber dans ce travers de temps en temps. Mais involontairement. L’humanité ne sera pas sauvée « par une illumination soudaine », disait Jaurès, mais « par une lente série d’aurores incertaines ». Mais oui, bien sûr, le grand théâtre est presque toujours historique et politique. Historique donc politique. Même quand ce n’est pas Richard II ou Henry IV. Le Tartuffe est historique, la pièce s’inscrit dans un moment de l’histoire et elle reste d’actualité. Le danger bigot nous guette toujours : dans le sud des États-Unis, en Tunisie, en Arabie saoudite, en Espagne… Même chez Tchekhov, ce que l’on sent derrière, le monde qui gronde, c’est l’histoire… (2) 


LA DÉFINITION DU THÉÂTRE 

[À une petite fille qui demanda à Ariane Mnouchkine comment en un mot elle définirait le théâtre, celle-ci lui renvoya la question et lui demanda donc celui qu’elle donnerait, elle. La petite fille répondit le rêve.] 

Cette définition me convient bien, mais j’y ajouterai une phrase que nous prononçons régulièrement au Théâtre du Soleil. Elle est de Jiří Trnka, un metteur en scène de marionnette tchèque : « La condition du merveilleux, c’est le concret. » Le théâtre est un rêve qui est là au présent. Il est l’art de la poésie concrète et charnelle. Plutôt que de parler de mise en scène, on pourrait évoquer la mise en chair. (2)


(1) Ariane Mnouchkine, Les clés de l’épopée. Extrait d’une conférence donnée à la scène nationale de Calais, Le Channel, mars 2013
(2) « Ariane Mnouchkine : C’est en Asie que j’ai appris à célébrer les moments de bohneur », Entretien avec Ariane Mnouchkine, par Nathaniel Herzberg pour Le Monde, décembre 2019 

 
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