IL N’Y A PAS DE AJARThéâtredelaCité

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IL N’Y A PAS DE AJAR

« Un effrayant besoin de fraternité »

Delphine Horvilleur écrit des livres, elle est mère de famille, parisienne. Elle a étudié la médecine avant de devenir journaliste. Elle est une des rares femmes rabbins en France. Féministe, inclusive, attachée à la liberté, à la laïcité. Elle a témoigné au procès de Charlie Hebdo en 2015 et mène des ateliers très suivis d’étude de la Bible et du Talmud. On l’invite, de radios nationales en plateaux télé, pour parler de ses livres, d’habitude plutôt des essais, comme le best-seller Vivre avec nos morts. Ou pour décrypter l’actualité, qu’elle passe au tamis de sa pensée vive et d’une parole claire où chaque mot cherche la justesse et l’humain. Delphine Horvilleur est, comme nous tou∙te∙s, un être tissé d’identités multiples, une somme d’origines et de vécus, de petits et grands héritages, de petits et grands choix personnels. C’est justement cette pluralité essentielle à l’individu et au vivre ensemble que célèbre son premier texte écrit pour le théâtre, Il n’y a pas de Ajar. À voir absolument par les temps qui courent.

Elle dit qu’être écrivaine et rabbin, c’est forcément être un peu conteuse. Que les textes que l’on lit nous fondent (individuellement) et nous relient (collectivement). « On n’est pas juste les enfants de nos parents, on est les enfants cachés des livres qu’on a lus et des histoires qu’on nous a racontées ». Et en matière de lien, de filiation choisie, son héros a de qui tenir : son nom est Ajar, Abraham Ajar. Double initiale AA. Un personnage fictionnel qui prétend être le fils d’Émile Ajar, lui-même double littéraire et fictif de l’écrivain caméléon Romain Gary, dont la lecture accompagne depuis toujours Delphine Horvilleur. Lamise en abyme des jalons littéraires est là dès les premières lignes du récit. Et dès la parole portée par Johanna Nizard (la comédienne qui incarne Abraham) et l’adresse faite droit au public, on comprend : les mots fusent, tiennent tête haute et la forme est là pour célébrer le fond.

© Pauline Legoff

ENTRETIEN AVEC
DELPHINE HORVILLEUR

Pourquoi avoir choisi la forme du monologue et l’avoir sous-titré Monologue contre l’identité ?
En fait, j’écris sur ces sujets depuis longtemps, pas du tout sous cette forme, mais la question de l’identité – juive notamment – de façon générale, de la méfiance qu’on doit avoir vis-à-vis de l’identité, est un sujet que j’ai exploré dans de nombreux écrits. Je crois que l’on a en nous plusieurs voix qui s’expriment et qu’on doit être en position de combat à l’intérieur de nous pour ne pas laisser une seule de ces voix nous définir. Pour lutter contre le rétrécissement de nos identités. Pour s’envisager soi-même autrement et ne pas être esclave de nos assignations. Il y a en nous tellement de choses, on est un agrégat, un composite et il faut respecter la complexité de cet édifice. Mais là, il m’importait de changer radicalement de style et d’exercice. Je voulais retrouver ma liberté d’autrice et m’adresser à des lecteurs un peu différents.

Avez-vous écrit ce monologue spécialement pour la scène ?
Oui, je l’ai vraiment écrit pour qu’il soit joué, interprété. Au coeur de mon métier de rabbin, il y a la question de l’interprétation, au sens de l’exégèse, et je passe mon temps à me demander comment on interprète les textes dans des contextes différents. Tout à coup, il m’est apparu que je devais décliner l’interprétation autrement. En français le mot sert, en effet, autant pour désigner l’exégèse de textes religieux que pour parler du travail du comédien qui interprète un texte ou du travail du psychanalyste qui interprète ce qui se dit sur le divan, etc. J’ai donc voulu écrire un texte qui serait interprété dans tous les sens du terme. Je l’ai écrit en sachant que ce serait un livre, mais je voulais qu’il y ait également une simultanéité de l’écrit et de l’oral : tout en l’écrivant, j’ai donc confié le texte à la comédienne et au metteur en scène pour qu’ils s’en emparent et que j’en sois dépossédée. Et le spectacle a finalement été donné sur scène la même semaine que le livre était publié.

« La simplification de nos identités
nous amène très vite à voir en l’autre un ennemi. »

Salman Rushdie

Reconnaissez-vous votre roman dans la mise en scène ?
C’est le même texte et, pourtant, ça n’a rien à voir. C’est ça qui est la force du théâtre ! Je suis bien obligée de reconnaître que c’est mon texte, ce sont mes mots. Mais ce que Johanna Nizard et Arnaud Aldigé ont réussi à faire dans la mise en scène, à laquelle je n’ai pas pris part, volontairement, c’est que, le soir de la répétition générale, je n’ai pas reconnu mon « bébé ». L’interprétation de la comédienne est phénoménale ! Elle emmène le texte dans des endroits que je n’avais pas imaginés et la pièce me paraît beaucoup plus grande que mon livre : ils ont véritablement déployé le texte. Johanna Nizard incarne toutes les métamorphoses du personnage, on ne sait pas au fil du spectacle si c’est un homme ou une femme, un jeune ou un vieux, français ou étranger, réel ou pas, etc. et ce parti pris floute tout, ce qui est l’idée centrale du texte, de vouloir flouter toutes nos identités. Ils ont été infidèles au texte, aussi, en mettant plus de colère dans la bouche du personnage, plus de violence. Mais une violence qui vise à déboulonner nos certitudes.

Est-ce que ce genre de texte doit être expliqué si on veut qu’il soit reçu ?
C’est un texte polémique oui, car il contredit les communautarismes et parle de religions dans un monde où les tensions s’exacerbent. Où on ne sait plus très bien qui peut parler au nom de qui et qui peut prendre part au récit de l’Histoire. Mais c’est surtout un spectacle d’humour, qu’on vient voir quand on est capables d’autodérision. À cet égard, Gary et ses tentatives de se réinventer sous plusieurs vies, plusieurs pseudonymes, est idéal pour revisiter les obsessions identitaires d’aujourd’hui. Mais cette pièce est inaudible au premier degré si on transporte avec soi l’agressivité de son militantisme, ses propres blessures narcissiques ou identitaires. C’est aussi un spectacle impossible avec des scolaires s’il n’y a pas une grosse préparation des élèves par l’enseignant∙e en amont, à des âges comme l’adolescence où ils peuvent être dans la compétition victimaire. Or, il faut pouvoir se mettre dans la peau d’un autre, avoir cette maturité et cette envie. C’est une invitation passionnée à rire de soi, du dogme et de nos certitudes.

 
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