Du laboratoire au plateauThéâtredelaCité

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Du laboratoire au plateau

Il est encore difficile de mesurer l’impact qu’aura durablement sur nos vies la pandémie de la Covid-19 et de pouvoir dire ce qui a le plus modifié nos habitudes quotidiennes, nos façons de travailler, nos loisirs et nos priorités personnelles. Le monde de la culture a, comme les autres, été touché de plein fouet, théâtres fermés et équipes confinées. Pour autant cette année écoulée dans un lieu comme le ThéâtredelaCité sans pouvoir accueillir de spectateur·rice·s n’a paradoxalement pas eu que des conséquences désastreuses.
De confinements en mises à l’arrêt, d’espoirs de reprise en reports de calendrier, la création ne s’est pas effondrée et elle a su s’organiser pour (re)trouver ses marques. Du laboratoire au plateau, ces nouveaux rythmes ont façonné de nombreux spectacles du premier trimestre, auxquels ils donnent une identité particulière

LE TEMPS… D’AVOIR LE TEMPS

Il serait malvenu de parler de chance dans cette adversité, mais c’est un fait que la pandémie a rebattu les cartes d’un monde toujours plus pressé, toujours plus tourné vers la rentabilité dans lequel le spectacle vivant n’échappe pas à la règle. Le coup d’arrêt global a eu pour effet positif de voir se multiplier les temps de recherche et d’expérimentation, donnant ainsi aux artistes en création un temps de préfiguration qu’ils ont rarement. Certain·e·s ont ainsi eu envie d’un peu de démesure dans le format : dérouler par exemple en intégralité le fil d’une œuvre dramatique avec un plateau de comédien·ne·s nombreux·ses (Feuilleton Goldoni). Pour d’autres, ce temps donné, imprévu, confiné, leur a permis de s’immerger totalement dans une œuvre littéraire fleuve, celle de Dostoeïvski pour en extraire la substance première de la figure d’un de ses héros légendaires (Le temps que le cœur cesse). Lise Avignon a mis bout à bout toutes les répliques de Raskolnikov et les a apprises, mises en bouche, digérées à sa façon très organique, très épidermique, pour les « rendre » en trio avec deux autres comédiennes Anne Violet et Louise Morel : figures pâles, adolescence fiévreuse et rock sombre.

LE TEMPS DE DOCUMENTER DU COLLECTIF

Pour beaucoup d’artistes cette donnée temporelle moins
contrainte que d’ordinaire a en effet été l’opportunité d’un
travail au long cours qui a profondément transformé les
spectacles en gestation. Notamment pour celles·ceux dont la
matière première n’est pas une œuvre déjà écrite, du répertoire
ou de la littérature. Esprits, la création d’Anna Nozière,
est le fruit d’ateliers en immersion dans le cadre d’un projet
intitulé « Le réel sur un plateau », de dialogues engagés entre
son équipe, le public et des personnalités invitées sur ces
ateliers, chamanes, philosophes, physicien·ne·s, etc. Ces
ateliers ont constitué un formidable recueil de témoignages
partagés sur la façon dont nous vivons tou·te·s avec nos
morts, avec les absent·e·s. Un sujet complexe, infini, pas
forcément triste mais fort et émouvant, qu’elle est parvenue
à explorer, dans de nombreuses directions qu’elle a
sélectionnées ensuite, en donnant le temps aux rencontres,
aux projets transverses, au vécu, d’infuser véritablement dans
la création et de trouver sa voie pour parler à chacun·e.

LE TEMPS D’EXPÉRIMENTER

C’est un luxe en temps normal et c’est par conséquent avec
bonheur que les metteur·se·s en scène ont retrouvé ce temps
de latence, associé à la disponibilité inédite des espaces du
théâtre. Des plateaux vides, des salles de répétition prêtes à
être occupées et des équipes désireuses de ne pas rester dans
l’expectative ou l’inaction. De quoi véritablement mettre en
pratique la fonction « laboratoire » du théâtre souvent soumise
aux nécessités de la production, aux pressions de la
performance et de l’efficacité. IvanOff le dernier spectacle
de Galin Stoev a ainsi pu bénéficier de huit semaines de
création, auxquelles se sont rajoutées trois semaines
imprévues qui ont accompagné cette réécriture complète de
l’Ivanov de Tchekhov par l’auteur norvégien Fredrik Brattberg.
Le texte a peu à peu évolué vers une mise en abyme des
questionnements universels de Tchekhov revisités au fur et à
mesure de l’évolution de la pandémie avoisinante. Commencé
sans aucune pression, débarrassé un temps de tout enjeu de
performance puisque les théâtres ne savaient pas quand ils
pourraient rouvrir, le projet s’est également ouvert à plus de
créativité, plus de liberté, notamment sur le plan technique car
il fait voisiner de vrai·e·s acteur·rice·s en chair et en os et des
avatars tels ceux des jeux vidéo, jusqu’à brouiller les
différentes strates du jeu et de la réalité (voir l’entretien avec
Arié van Egmond, p.14). Le côté « laboratoire » au sens
scientifique du terme a prévalu sur la logique d’ensemble de
cette création : déploiement technique ultra pointu, inventivité
formelle, tentatives échantillonnées et acceptation des
échecs rencontrés ont fini par devenir l’ADN d’un spectacle
qui reflète complètement l’époque, ses possibilités et ses
grands questionnements face au futur.

LE TEMPS SANS LES ENJEUX

Dissocié du temps de production, le temps de création s’est
forcément enrichi de recherches plus volontiers déconnectées
des enjeux de présentation. Sans fins. aux pages intitulées Thomas
l’Obscur est un texte au prime abord un peu ardu, très littéraire,
où le roman de Blanchot est mis par son metteur en scène
Simon-Élie Galibert, entre les mains des comédien·ne·s de
l’AtelierCité. Outre le texte, sorte d’ode à l’écriture
romanesque et aux personnages de fiction, Galibert leur
propose en matière de direction d’acteur·rice·s,
d’expérimenter la chose sans pression, sans repères, sans rien
de descriptif, sans narration pesante ni consignes. Au fil des
étapes de travail cette autre forme de « laboratoire » devient
donc comme un temps de gestation, de maturation
indispensable. Entre chaque période de travail, les
propositions des comédien ·ne·s infusent, se révèlent, refont
surface ou disparaissent en chemin, faisant du processus de
création une expérience complète qu’on est invités à
venir voir pour la beauté de la découverte et de la surprise.
Pour se questionner aussi sur notre place de spectateur·rice
et la liberté qui nous est laissée. Ce premier trimestre à vivre
enfin tou·te·s ensemble est là pour nous rappeler que le
ThéâtredelaCité est une maison de création, où les artistes
peuvent prendre le temps de créer, de se tromper et de
recommencer, d’inventer en remettant sans cesse l’ouvrage sur
le métier, en reposant avec pertinence à partir de
points de vue multiples la question centrale de l’adaptation :
ces projets pour certains ne s’appuient pas sur des textes de
théâtre, sur des oeuvres dramatiques, mais sur des romans ou
des témoignages, sur de la matière vive qu’incarnent ensuite
des comédien·ne·s. Traversés de thèmes et d’interrogations
que nous partageons tou·te·s. De quoi reprendre avec
enthousiasme le chemin du théâtre.

 
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