Mettre en scène ses propres textes : une démarche spécifique ?ThéâtredelaCité

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Mettre en scène ses propres textes : une démarche spécifique ?

DOSSIER : ÉCRITURES DRAMATIQUES CONTEMPORAINES

La plupart des metteur∙se∙s en scène convié∙e∙s ce printemps ont aussi écrit le texte de leur pièce : à l’instar de la façon dont se définit lui-même Joël Pommerat, ils∙elles sont « écrivain∙e∙s de spectacles ». Quelles motivations sont à l’origine de cette démarche ? Quels en sont les effets et les enjeux ? Et quel paysage théâtral est-ce que cela dessine ? Un regard transversal sur dix des pièces au programme et la parole croisée de trois auteur∙rice∙s et metteur∙se∙s en scène pour ouvrir quelques pistes de réponse.

DES CONTRAINTES CONJONCTURELLES AUX CHOIX ESTHÉTIQUES

Pourquoi écrire ses propres textes ? Bien sûr, il y a la conjoncture, comme le rappelle Stéphane Gil : « depuis une douzaine d’années s’est opéré un changement total de modèle économique des productions théâtrales en France. Avant 2008, l’économie de la culture permettait de rémunérer tous les acteurrices de la chaîne. Mais après la crise, tout le secteur s’est trouvé très fragilisé : il n’y avait plus d’argent pour tout le monde. Se sont alors dessinées deux grandes tendances : des seules en scène et des collectifs. Dans ces derniers, tout le monde peut passer par tous les rôles : auteurrice, interprète, chargée de production, administrateurrice, diffuseurse… Une urgence de tout faire tout∙e seul∙e pour faire exister les œuvres. Mais alors, les auteurrices ont été de plus en plus exclues du système. Valoriser les auteur∙rices vivant∙es est donc aujourd’hui une manière de les faire entrer à nouveau dans le champ de vision ».
Tout au long de l’histoire du théâtre, les conditions de représentation, matérielles comme économiques, ont influé sur la forme des œuvres : tout comme la durée de vie des chandelles du Palais-Royal ont conditionné la durée des actes des tragédies de Racine, la contrainte économique qui a pesé sur les équipes artistiques cette dernière décennie a créé de nouveaux usages et de nouvelles formes. Celles-ci ont amené de nombreux∙ses metteur∙se∙s en scène à réfléchir sur l’opportunité d’une écriture au présent du plateau, plus totale mais aussi plus collective comme en témoignent Tiago Rodrigues, Lorraine de Sagazan et Tiphaine Raffier au sujet de leur processus de création. Une façon de pouvoir repenser plus largement les formes de collaborations possi- bles entre l’auteur∙rice et le∙la metteur∙se en scène.

J’ai commencé à ressentir combien il était juste, et même naturel que l’écriture du texte et la mise en scène naissent d’un même mouvement, et ne soient plus envisagées de façon décalée, séparée. J’ai commencé à ressentir combien la mise en scène était elle aussi une écriture. Le texte se chargeait du langage de la parole, la mise en scène prenait en charge tous les autres langages, les autres signes, visibles ou pas, audibles
ou pas, et leurs résonances entre eux.
Et tout cela c’était l’écriture.
Et c’est tout cela qui composait

le poème dramatique.

Joël Pommerat, Théâtres en Présence (Actes Sud, 2016)

La réponse des Hommes de Tiphaine Raffier ©️ Simon Gosselin

TIAGO RODRIGUES : LAISSER LE SPECTACLE SE DÉVELOPPER

Tiago Rodrigues, pour Dans la mesure de l’impossible, vous avez réalisé une quarantaine d’entretiens avec des humanitaires, acteur∙rice∙s et témoins de ce qui agite le plus profondément notre monde. Vous avez ensuite réécrit et redistribué ces paroles en un chœur de quatre figures quientremêlent leurs récits intimes et trépidants au rythme d’une batterie. Comment êtes-vous parvenu à cette forme ?
J’ai rencontré avec mon équipe artistique au complet ces hommes et femmes qui vivent au plus près des conflits, des souffrances et des dangers du monde pour recueillir leurs récits. Des centaines d’heures d’entretiens que j’ai ensuite retranscrites, en prenant parfois quelques libertés, dont celle, essentielle, de supprimer tous les noms géographiques par « le Possible » ou « l’Impossible », créant un vaste lieu imaginaire commun. Il y a eu ensuite plusieurs couches d’écriture, suite aux propositions et interprétations des comédiennes : cet aller-retour s’est poursuivi jusqu’à la première du spectacle et même au-delà. Ce travail des récits entrelacés s’est également organisé autour de la batterie de Gabriel Ferrandini : très tôt, ses phrases sonores, comme une voix qui raconte le monde, uniquement faites de consonnes, ont marqué une atmosphère, donné une température de scène. Un monde de tonnerre, de bombes et de battements de cœur, dont le délicat pouvoir d’abstraction a créé un équilibre avec le concret des récits et dans lequel la mise en scène s’est glissée pour tisser ce chœur des Mille et une nuits.
Pour l’écriture, je n’ai pas de méthode systématique, plutôt des principes : des valeurs, des passions, des enthousiasmes, des goûts aussi. Le processus s’invente ensuite avec l’équipe : avec les acteurrices, la lumière, les décors, la musique et le son. J’écris le texte, mais si une acteurrice commence à travailler d’une certaine façon et que son idée est meilleure que le texte, je le réécris pour cette façon de jouer. Sur ce spectacle, Rui Monteiro m’a proposé une lumière très mélancolique à un moment où je ne l’attendais pas. J’ai d’abord pensé que c’était déplacé car ça n’allait pas avec le texte, puis je me suis rendu compte que c’était très juste du point de vue du rythme du spectacle. Je n’avais pas le matériel textuel pour ça, alors je l’ai écrit. C’est le geste le plus habituel pour moi que de laisser le spectacle se développer ainsi.

Une forêt de Félicie Artaud © Arnaud Perrel

LORRAINE DE SAGAZAN : PROVOQUER DU RÉEL

Lorraine de Sagazan, vous avez écrit avec Guillaume Poix Un sacre à partir de 365 entretiens menés pendant les confinements successifs, alors que les théâtres étaient fermés. Interrogés sur l’idée de «réparation», nombre de vos interlocuteur∙rice∙s ont basculé sur le sujet de la mort et de sa prise en charge, si sensible lors de cette pandémie. Vous y avez entendu une commande faite au théâtre et vous avez eu envie d’y répondre par ce spectacle lumineux. Comment définiriez-vous votre travail d’écriture dramatique et scénique pour cette création ?
J’envisage toujours le théâtre comme une série de rencontres dont le spectacle est le point de convergence : entre des spectateur∙rices et une œuvre, une équipe artistique et des spectateur∙rices, un∙e metteurse en scène et une équipe. Mon travail est de favoriser ces rencontres, dont autre chose naîtra encore. Cette démarche a toujours été la mienne, mais nous l’avons ici radicalisée en en faisant le matériau initial de l’écriture. Ces rencontres ont été une manière de défier le contexte et de continuer à tisser des liens. Nous y avons cherché tout ce qu’il y a d’invisible dans cet espace de la rencontre qui n’est ni tout à fait à soi, ni tout à fait à l’autre. Cet espace entre les deux qui est à sentir plutôt qu’à comprendre ou à voir. Et c’est aussi cet espace que je continue à investir dans la mise en scène.
Dans les neuf récits que nous avons retenus et composés, une chose semble être commandée au théâtre : alors que le déni de la mort est devenu prépondérant dans nos sociétés, les gens exprimaient qu’il leur manquait du temps et un lieu pour déposer leur chagrin. Et moi, j’avais l’impression que c’est justement ce que j’avais en ma possession. On a décidé de rendre cela à ces récits, de les transformer par l’écriture et de voir comment le théâtre, l’écriture, la fiction pouvaient répondre au réel. Pas le soigner ni le guérir, ce serait à la fois présomptueux et dangereux, mais créer un acte scénique littéral pour répondre. Dresser un petit monument scénique et littéraire à l’endroit des confidences et créer un sacre, une cérémonie, une fête, quelque chose de joyeux, de généreux, de drôle. Quelque chose qui provoque du réel et devienne une expérience pour le∙la spectateur∙rice.
Nous avons vécu les rencontres ensemble avec Guillaume Poix, puis il a écrit — énormément : des choses qu’il a proposées, d’autres que je lui ai commandées, d’autres qui émanaient des acteurrices. Nous ne sommes pas fondés en collectif, mais nous travaillons très collectivement. Je considère que chaque corps de métier qui travaille sur le projet a une juste perception. À moi de les faire coïncider. Pour chacun des neuf textes, j’ai cherché à ce qu’une dimension performative singulière existe à l’intérieur : qu’elle apparaisse à chaque fois différemment, mais toujours de manière active. Que chaque demande faite par les récits trouve une opération concrète sur scène, que l’on y réponde vraiment.

de Baro d’éveil © François Passerini

TIPHAINE RAFFIER : LA CHAIR ET LE SANG

Tiphaine Raffier, dans La réponse des Hommes, vous mettez des personnages face à neuf dilemmes moraux issus d’une confrontation entre le Décalogue de Krysztof Kieślowski inspiré des Dix Commandements et Les Œuvres de Miséricorde préconisées dans l’Évangile selon Saint Matthieu aux chrétien∙ne∙s pour racheter leurs fautes. Pour interroger ces injonctions, vous avez créé neuf histoires contemporaines les mettant en scène dans des contextes et avec des personnages très différents. En tant que metteuse en scène, vous avez toujours travaillé à partir de textes que vous avez vous-même écrits : est-ce une nécessité inhérente à votre processus de création ?
J’ai en effet besoin de ce geste de création total, d’écrire le spectacle avec le plateau, tout en me nourrissant cependant de beaucoup d’intertextualité. J’amène généralement à l’équipe artistique une première version du texte contenant les thèmes et les axes de tension à essayer. On travaille en après-midi et en soirée et je réécris le matin. J’aime écrire dans l’urgence du rendu, en essayant de comprendre les tensions et les enjeux dramatiques dont le plateau a besoin. Ici, nous avons beaucoup de formes, de formats différents, de styles de langue… Chaque histoire est un cas de conscience concret dans une situation donnée, qui vient sonder en chaque spectateur∙rice le vertige moral : chacun∙e est invité∙e à s’interroger en un exercice de subjectivité absolue sur les personnages, en passant par des émotions très contrastées, de l’empathie au dégoût. Ce n’est jamais une opération de séduction, l’empathie est toujours malmenée sitôt qu’elle est convoquée. J’ai besoin pour cela de me nourrir énormément de matière philosophique, sociologique, anthropologique, afin de venir se faire rencontrer des forces opposées, de tendre les enjeux dramatiques. J’aime ensuite particulièrement écrire les dialogues : la chair et le sang, cela m’est naturel pour raconter des histoires. Diriger ensuite les acteurrices dans leur incarnation m’intéresse donc aussi hautement. J’ai besoin de représenter les concepts dans des formes humaines et des situations concrètes pour les comprendre. Je peux également compter sur des collaborateurrices exceptionnelles à la lumière comme au son, qui font véritablement dramaturgie et viennent tout rendre plus léché, plus brillant, plus contemporain. Dans la richesse des strates de la matière sonore créée par Hugo Hamman, il y a encore des choses qui viennent me surprendre moi-même. Quant à mon geste de mise en scène, il vient contredire ou dire autre chose dans une autre langue, il met en danger, en vertige, pour faire encore plus travailler le∙la spectateur∙rice et le∙la laisser absolument libre de cheminer au milieu de ces histoires. Il est là pour créer de l’étrangeté et de la distance.

De ta force de vivre de Marie-Ève Perron © Eva-Maude

UNE CONSTELLATION

Alors, quelle constellation ces écritures qui se croiseront dans le ciel de notre printemps vont-elles faire apparaître ? Quelles images du monde sont dessinées par ces auteur∙rice∙s d’aujourd’hui ?
Ces pièces, Dans la mesure de l’impossible de Tiago Rodrigues, Un sacre de Lorraine de Sagazan et La réponse des Hommes de Tiphaine Raffier, sont des kaléidoscopes, des groupes d’individus reflets d’un monde complexe et globalisé, fragmentés tout en étant reliés par un destin commun. Un monde où les repères sont à redéfinir, où tout se transforme, où l’on se perd et où l’on cherche à se trouver autrement.
— Comme les Portés de Femmes/PDF des seize circassiennes emmenées par Virginie Baes : mélange insolent d’identités plurielles, libres et énergiques, drôles, dérangeantes, militantes. Mêlant les disciplines pour créer de nouveaux langages, à l’image de nombre de ces pièces qui jouent aussi des codes et emboîtent les strates narratives.
— Comme les dix adolescentes de Contes et Légendes de Joël Pommerat, confrontés en même temps à la sortie de l’enfance et à des robots sociaux qui ont la rigidité des normes, des représentations collectives et catégories préétablies. Différents degrés de réalité qui font apparaître sur le plateau les forces qui agissent en soi et à l’extérieur de soi à l’heure de la «création» de soi-même et dont l’adolescence n’est qu’un début.
— Comme les variations sur ce personnage de conte éminemment contemporain, Le Petit Poucet : celui de Simon Falguières, ses marionnettes, ses ombres et ses couleurs, ses cailloux qui luisent à la lumière changeante des paillettes, son monde en miroir où se déconstruit le langage, entre angoisse et émerveillement. Celui également d’Une forêt de Félicie Artaud, sa Petite Poucette aux airs de Gretel qui creuse les archétypes liés au handicap pour mieux les retourner avec son «pacte d’ogreté», traduit en langue des signes pour amener son inclusivité jusque dans la salle.
— Comme les figures essentiellement masculines du Bal des Lucioles de Yohan Bret et Léa Hernandez Tardieu, elles aussi en mouvement, cette fois au beau milieu d’un gymnase, dont on interroge les dynamiques d’action et de soumission en lien avec leur rapport à la violence, et qui seront peut-être amenées à déconstruire avec les spectateur∙rices les clichés qu’elles incarnent.
— Comme Marie-Ève Perron, seule en scène avec sa Force de vivre, qui trouve son kaléidoscope en chaque spectateur∙rice de la salle, nécessairement interpelé∙e intimement par ce stand-up sur le deuil de son père : une autofiction à l’humour salvateur, qui brise le quatrième mur et quelques autres pour explorer combien un tel événement amène à redéfinir sa vision du monde, mais aussi sa propre identité et sa place dans sa famille.
— Comme le bien nommé Là de Baro d’evel enfin, qui conclut la saison avec ce poème circassien si délicat et propose en soi une façon d’être au monde. Un monde en noir et blanc pour une proposition qui n’a rien de manichéenne : « Se laisser transformer, déplacer par l’autre. Comme si tout n’existait que pour être troublé, traversé. »

 
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